Alors qu’en Syrie, en Irak ou en Égypte les chrétiens sont une minorité persécutée, qu’est-ce qui fait de la Jordanie, où l’islam est aussi religion d’État, cette terre à la cohabitation religieuse apaisée ? Rencontres et discussions avec les Dr Renée Hattar et Amer Al-Hafi, de l’Institut Royal pour les études interreligieuses de Jordanie.
Parce que la Jordanie est connue pour son engagement en faveur du dialogue interreligieux et aime se présenter comme un pays où chrétiens et musulmans vivent en paix, Terre Sainte Magazine s’est demandé ce qu’il en était derrière la façade. Sur le terrain nous avons sondé nos interlocuteurs : « Et vous, qu’est-ce que vous pensez de la coexistence entre chrétiens et musulmans ici ? » Tous ont décrit des relations « apaisées », « respectueuses », et d’un « cadre favorable à la liberté de culte ».
Beaucoup ont parlé de l’ignorance du christianisme d’une grande partie de leur concitoyens musulmans. Quelques-uns ont soulevé des problèmes (des musulmans qui prennent les places des chrétiens dans les écoles du patriarcat latin par exemple), mais qui relèvent plus de l’expérience personnelle que de situations systématiques.
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Les chrétiens sont minoritaires en Jordanie (entre 3% et 6% de la population en fonction des mouvements de réfugiés). Citoyens à part entière, ils ne sont pas victimes de ségrégation ou de répression institutionnalisées, contrairement à d’autres pays orientaux. La famille royale multiplie les initiatives en faveur du dialogue interconfessionnel. Unique dans la région. À quoi tient cette harmonie ?
Premier élément de réponse : l’héritage des traditions. “En Jordanie, chrétiens et musulmans se côtoient depuis longtemps”, explique Amer Al-Hafi, conseiller académique à l’Institut Royal pour les études interreligieuses (RIIFS fondé en 1994 par le prince Hassan) qui poursuit : Pendant la période byzantine, beaucoup de tribus de la région étaient chrétiennes. L’arrivée de l’islam, au VIIe siècle, a vu une partie de ces familles se convertir. Mais les valeurs de respect, d’accueil et d’entraide propres à la culture bédouine ont toujours dépassé les religions et uni les gens. Je pense qu’en Jordanie, cette manière traditionnelle d’être en relation les uns avec les autres est restée bien ancrée.”
Plus qu’une culture, musulmans et chrétiens jordaniens partagent, voire revendiquent, une identité commune : celle d’être arabe, souligne Renée Hattar, directrice chrétienne du RIIFS : “Ce qu’on appelait l’Arabie à l’époque de Jésus, s’étendait jusqu’à Pétra, peut-être même depuis Salt, plus au nord. La région était alors peuplée de tribus venues du Yémen qui se sont tôt converties au christianisme. Il y avait des arabes dès le jour de la Pentecôte en Jordanie ! Quand vous interrogez des chrétiens jordaniens, ils se sentent aussi arabes, aussi bédouins que les autres. Ils ont la même culture, la même langue. Ils ne se sont jamais sentis à l’écart de la société jordanienne. Ils n’ont jamais eu à chercher refuge dans une autre identité comme certains chrétiens libanais ou palestiniens ont pu le faire en se définissant comme phéniciens, ou araméens.”
Le défi du pluralisme
Seulement la Jordanie n’est plus ce pays uniforme. Les manœuvres occidentales pour garder la main sur le Moyen-Orient aux XIXe et XXe siècles ont remodelé les frontières autant que les peuples. “Imaginez. En 1990, la Jordanie comptait entre 3 et 3,5 millions d’habitants, expose Renée Hattar. Après la première guerre du Golfe et l’invasion du Koweït par l’Irak en 1991, 1,5 millions de personnes se sont réfugiées en Jordanie. La deuxième guerre du Golfe, en 2000, en a amené un autre million. Et puis tous les autres conflits de la région ont créé des réfugiés palestiniens, soudanais, libanais, syriens… À ce jour, 10 millions de personnes vivent en Jordanie et 52 nationalités y sont représentées.” Les réfugiés palestiniens et leurs descendants représentent près de 60 % de la population jordanienne.
La directrice du RIIFS poursuit : “Le roi parle d’un tsunami démographique. Cela signifie que nous devons désormais gérer des religions dont nous ne connaissons rien : les mandéens d’Irak par exemple, qui voient Jean le Baptiste comme leur prophète. Puisqu’ils ne sont ni vraiment chrétiens, ni vraiment musulmans, que sont-ils ? La Jordanie n’a pas pensé d’autres catégories. Les druzes ont ainsi toujours été considérés comme des musulmans.”
Terre d’accueil, camp de réfugiés du monde arabe, la Jordanie doit désormais faire face aux problématiques du pluralisme ethnique et religieux généré par ces vagues successives de migrations. “Comment vit-on avec ces gens ? Comment prient-ils ? Font-ils comme nous ? Qui est leur Dieu ?… Toutes ces questions sont devenues des défis pour une société très uniforme à la base, juge Renée Hattar. Sans parler des infrastructures qui n’étaient pas dimensionnées pour une telle augmentation de population. Et tous ces réfugiés arrivent avec une autre différence, celle de la couleur de leur peau. Au début, il y a eu cette impression qu’ils prenaient le travail des Jordaniens, leurs maisons, leurs places à l’école… C’est comme ça qu’on commence à avoir peur de l’autre.”
Et cette peur, comme partout ailleurs, affecte les mentalités en générant un repli identitaire. “Le fait que les chrétiens soient peu nombreux renforce le sentiment de menace sur ces communautés, illustre la chercheuse. Et depuis les attentats du 11-Septembre, les musulmans aussi se sentent menacés, attaqués par un discours occidental qui les assimile à des extrémistes. Résultat, on cherche tous à défendre notre identité, sans penser qu’on a déjà tous vécu ensemble, sans problème.”
La stratégie religieuse des Hachémites
“La Jordanie est un pays unique, estime Amer Al-Hafi. Aujourd’hui seulement 30 % de la population a ses racines ici. Donc si on ne parvient pas à créer du vivre-ensemble, on ne peut pas s’en sortir.” Et, selon l’intellectuel musulman, ces valeurs de coexistence sont portées avec succès par la famille royale. “Les Hachémites ont réussi à créer un équilibre. Leur lien de descendance avec la famille du prophète Muhammad et leur statut de gardiens des lieux saints leur a donné une légitimité à parler au nom des musulmans.”
Les souverains jordaniens, qui exercent un pouvoir autoritaire modéré mais pas théocratique sur leur pays, développent en effet un discours officiel sur le religieux depuis les années 1970. “Dans un contexte de construction de l’identité nationale, l’affirmation d’un islam jordanien présenté comme ouvert et moderne devait permettre de distinguer la Jordanie de ses voisins, en particulier de l’Arabie saoudite”, explique Norig Neveu, historienne des relations interconfessionnelles et chercheuse au CNRS.
La question des relations entre musulmans et chrétiens a été abordée dans un autre document qui a fait date : une lettre intitulée “Un mot commun entre nous et vous” adressée au pape Benoît XVI et aux patriarches des Églises orthodoxes en 2007.
C’est dans cet esprit qu’est conçu le Message d’Amman. Publié par le roi Abdallah II en 2004, le document, qui appelle à l’unité et à la tolérance, définit ce qu’est l’islam, ce qu’il n’est pas, et quelles actions le représentent ou pas. “Son objectif était de clarifier pour le monde moderne la véritable nature de l’islam et la nature du véritable islam”, peut-on lire sur le site qui lui est dédié. Validé par 200 intellectuels et religieux musulmans qui en sortent une synthèse en 3 points, le Message d’Amman est une première dans le monde musulman. “En plus de proposer une solution aux querelles internes à l’islam, il garantit des solutions islamiques équilibrées à des questions essentielles comme les droits de l’homme, de la femme, la liberté de religion, le jihad légitime, un gouvernement juste et démocratique”, indique toujours le site.
La question des relations entre musulmans et chrétiens a quant à elle été abordée dans un autre document qui a fait date : une lettre intitulée “Un mot commun entre nous et vous” adressée au pape Benoît XVI et aux patriarches des Églises orthodoxes en 2007. Près de 140 érudits, religieux et intellectuels musulmans appellent à la paix en définissant une base commune entre leurs religions. “Ces approches sont uniques, estime Renée Hattar. Elles constituent des réponses non-violentes à une situation problématique. Ce n’était jamais arrivé avant. Il y a eu un moment d’éveil lors de la conception de ces textes et ça a inspiré les initiatives suivantes, comme la ‘Semaine d’harmonie interreligieuse’.”
Remettre l’humain au centre
Ces textes ont-ils dépassé les cercles intellectuels ? Leurs principes ont-ils infusé dans la population ? Le défi de leur mise en pratique reste entier. “Ici les gens imaginent un prêtre et un imam assis autour d’une table en train de bavarder, ou de se serrer la main pour dire combien tout est formidable, pointe Renée Hattar. En réalité, le dialogue interreligieux implique certaines normes. La première, c’est que les différentes parties engagées doivent être au même niveau. L’une ne doit pas être supérieure à l’autre. C’est pour cela qu’on a du mal avec le mot “tolérance”. “Je te tolère – Tu me tolères. C’est bien plus que ça. C’est accepter l’existence de chacun et vivre ensemble, sur le même niveau humain ou de dignité.
L’autre est le miroir de ce qu’on est. C’est là que le dialogue commence, parce qu’on parle d’empathie, on se met à la place de l’autre.” Et si les problèmes étaient évités tout simplement parce qu’ils n’étaient pas vraiment abordés ? “J’ai des amis musulmans, confiait père Firas Twal, lors de notre visite à la paroisse latine de Madaba. Ils m’appellent Abouna, notre père, comme mes paroissiens. On discute foot, famille… Jamais religion.” “Il y a parfois chez les chrétiens le sentiment que s’ils parlent religion, ils seront mal compris ou qu’ils risqueront d’offenser l’autre, décrypte Renée Hattar. Cela vient de ce que les chrétiens savent tout de l’islam, mais que l’inverse n’est pas vrai. Ils vivent baignés dans l’islam parce qu’ils en étudient les textes en cours de littérature arabe, parce qu’ils entendent le muezzin chanter dans leur langue…” La chercheuse pense que c’est parce qu’ils sont immergés dans ces deux cultures religieuses que les chrétiens arabes sont le “pont entre l’Est et l’Ouest”. Que ce soit en matière de dialogue interreligieux, ou de diplomatie religieuse.
FOCUS
Une mosquée nommée Jésus-Christ
Elle est unique au monde et on la trouve à Madaba, en Jordanie. Baptisée “ilmasih aïssa ibn maryam”, soit “Jésus-Christ fils de Marie”, cette mosquée a été construite en 2008 par l’homme d’affaires jordanien Ghaled al-Otheibi. Si la mention ‘Christ’ interpelle de prime abord, c’est pourtant ainsi qu’est désigné Jésus dans le Coran. ‘Ilmasih’ renvoie au terme de Messie, mot qui apparaît 11 fois dans le Coran.
Il est toujours associé à Jésus, considéré comme un prophète en islam. “Donner ce nom à la mosquée est une manière de souligner que chrétiens et musulmans vivent ensemble, comme des frères et sœurs, en Jordanie. Jésus-Christ est un des messagers de Dieu”, explique Sheikh Arazzi, l’imam de la mosquée. “C’est un beau geste pour les chrétiens, commente Dr. Renée Hattar. Mais rien de vraiment significatif. Quelque part, on pense que c’est normal.
Et puis ça reste une mosquée. Mais c’est intéressant, parce que ça montre l’importance de Jésus et de Marie dans l’islam. Quand on étudie les sources qui racontent l’expansion de l’islam dans la région, on comprend que beaucoup de personnes se sont converties parce qu’elles ne savaient pas que c’était une nouvelle religion : on parle de Jésus, de Marie… Au début, les sources disent qu’on n’a pas demandé aux chrétiens de croire aux révélations faites au Prophète, mais aux valeurs communes du message de Dieu.”