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Les graffiti, des ex-voto comme les autres ?

Marie-A. Beaulieu
20 novembre 2022
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Un graffito de la basilique de la Nativité représenté sur une des colonnes du second rang nord (à gauche en entrant). Il représente un écu (bouclier) surmonté d’un heaume (casque) et son cimier (ornement). © MAB/CTS

Les graffiti du Moyen âge que l’on trouve (et admire) dans la basilique
de la Nativité, sont-ils du vandalisme ou les précurseurs de nos ex-voto ?
Terre Sainte Magazine a lu les historiens qui lisent les récits de pèlerins.


Quand ils ont déplacé cette base de colonne, comme égarée dans un coin de la basilique du Saint-Sépulcre, vers le Terra Sancta Museum, les archéologues franciscains se sont posé une question qu’ils n’ont pas définitivement tranchée : faut-il nettoyer la pierre des milliers de graffiti qui la recouvrent ?

Pourquoi nettoierait-on ceux-là, quand à la basilique de la Nativité, les restaurateurs ont pris grand soin de conserver ceux, antiques, réapparus tandis qu’ils nettoyaient la suie des colonnes ? Le graffiti au marqueur des pèlerins d’aujourd’hui est-il si différent de celui des pèlerins de l’époque médiévale ?

À Bethléem, l’étude des graffiti a été confiée au professeur Michele Bacci, professeur d’Histoire de l’art médiéval et membre de l’équipe internationale pour la restauration de la basilique de la Nativité. Bacci étudie les graffiti pour ce qu’ils sont, dans le détail des représentations elles-mêmes, cherchant tous les indices susceptibles d’expliquer l’intention de celui qui fait graver son nom ou représenter ses armoiries. Il cherche aussi à connaître l’effet que l’inscription ou le graffiti produisait sur les pèlerins qui les lisaient.

On trouve dans l’Armorial de Gelre les armes de la famille française et nivernaise de La Rivière, représentées dans la basilique de la Nativité. (Le manuscrit ms. 15 652-5 est intégralement consultable en ligne). ©Bibliothèque royale de Belgique/KBR

 

De menus détails permettent ainsi aux chercheurs de découvrir l’itinéraire de certains pèlerins. Non seulement parce que certains apposent leurs noms et/ou armoiries partout où ils passent, mais parce qu’ils y apportent des modifications d’étape en étape qui symbolise les villes déjà visitées.

Lire aussi >> Visite de la basilique de la Nativité dans le temps

Cette insistance à se mettre en scène fait estimer au chercheur allemand Detleev Kraack que le graffiti est une affirmation de classe : “À la fin du Moyen Âge, les voyages faisaient partie des activités qui permettaient aux nobles et aux patriciens d’acquérir gloire et honneur. Dans l’ordre social de l’époque, à la fois agonal et hiérarchisé, cela fondait et maintenait le statut. Par conséquent, il ne s’agissait pas seulement de se rendre dans des destinations aussi exclusives et lointaines que possible, mais il fallait également informer son groupe social de référence de l’intention d’agir de manière honorable, puisque c’était ce groupe qui, en fin de compte, vous attribuait un statut et une position.”

Deux armoiries face à face, à ce jour Clément Dussart a pu identifier une des deux familles. On a hâte de lire sa thèse : “Écrire dans les lieux saints : graffiti latins et pèlerinage en Palestine (XIe-XVIe siècle)”. © MAB/CTS

 

Certains pèlerins notent dans leurs carnets de voyage avoir trouvé tel ou tel nom de compatriotes. Bacci dans son introduction au livre d’Emérico Vicente Juhász (voir encadré), cite l’aventurier anglais Henry Timberlake venu en 1601 à Bethléem : “Nous avons chevauché vers Bethléem jusqu’au monastère, où il y avait une dizaine de frères, qui m’ont accueilli très courtoisement et m’ont conduit, tout d’abord, dans une grande église où j’ai vu le nom de
M. Hugo Stapers gravé deux fois, l’un au-dessus de l’autre, et entre les deux j’ai inséré mon nom.”

On voit que la démarche n’est pas tenue pour une forme de vandalisme et qu’elle paraît en somme plutôt “naturelle”. À ceci près que si certains pèlerins expliquent partir avec dans leurs sacs de quoi graver ou écrire, la qualité de certaines gravures (notamment sur la pierre) suppose qu’elles aient été confiées à un connaisseur voire un expert.

De la gloire à la piété

Là où Kraack voit surtout une “mémoire honorifique”, Bacci insiste davantage sur la dimension à visée spirituelle et rapporte cette note d’un pèlerin : “Qu’il ait la grâce de Dieu”, écrit Ludwig von Greiffenstein en lisant le nom d’une connaissance dans le cloître du monastère franciscain de Bethléem. Son compagnon de voyage Konrad von Parsberg a fait la même remarque : “Que Dieu lui fasse grâce et soit miséricordieux !”.

Parmi les graffiti ont lit aussi des prières comme celle-ci en arabe : “Seigneur, ayez pitié de vos deux serviteurs et pécheurs, Asad et Saleh, les deux fils d’Uthman, que Dieu leur pardonne”, qui d’après Bacci pourraient bien avoir été écrite par des… musulmans.

Plutôt que d’écrire leur nom une fois sur place, certains pèlerins, avant de prendre la route, le faisaient inscrire sur parchemins, papier, carton ou encore sur de petites planches de bois, avec éventuellement leurs armes, dans l’intention de les accrocher ensuite dans les lieux saints. Difficile de ne pas y voir l’ancêtre des ex-voto de nos églises. D’autant que comme eux, les pèlerins les faisaient installer dans des endroits particuliers, si possible visibles, éventuellement au plus près du lieu le plus saint de l’édifice pour qu’ils soient vus et lus et éventuellement, ajoute Bacci, qu’ils incitent à la prière aux intentions de la personne qu’il l’avait fait faire.

Parmi les graffiti ont lit aussi des prières comme celle-ci en arabe : “Seigneur, ayez pitié de vos deux serviteurs et pécheurs, Asad et Saleh, les deux fils d’Uthman, que Dieu leur pardonne”, qui d’après Bacci pourraient bien avoir été écrite par des… musulmans.

À la fin du XVe siècle, le dominicain Félix Fabri, dans son Evagatorium in Terrae sanctae “un recueil à lire (précise-t-il) dans la joie et la bonne humeur”, écrit plusieurs pages de diatribe contre la pratique et ses adeptes. “Certains nobles, en effet, aveuglés par une vaine illusion, écrivaient leurs noms avec des signes de leur ascendance et de leur naissance noble sur les murs des maisons de Dieu et y peignaient leurs armoiries comme signes de leur noblesse ou fixaient des panneaux peints [en carton ou en papier] avec de tels ornements dans cette église [l’église du Saint-Sépulcre, ndlr] et dans d’autres églises. Certains d’entre eux gravaient même leurs noms sur les colonnes et les autels de marbre avec des outils en fer et de petits marteaux, bref, ils mettaient tout en désordre”.

Cette inscription gravée sur une colonne entre le cloître de Saint-Jérôme et la nef de la basilique de la Nativité tient sur cinq lignes. Elle est en latin et la traduction proposée est : “Pendant longtemps, je suis allé dans le monde. Le temps est venu où j’ai été retiré du monde.” Elle aurait pu être faite en souvenir de la mort d’une femme. © Clément Dussart

Reste que le temps nécessaire à la réalisation de certaines inscriptions, la hauteur à laquelle on les trouve, rendent improbable que les religieux, gardiens des lieux saints, aient ignoré la pratique. Peut-être parce qu’ils étaient les premiers témoins de l’intention des auteurs. Peut-être aussi parce qu’ils ont pu comprendre cette “prise de possession” du lieu, cette façon de vouloir y demeurer en laissant une trace matérielle et ce désir que l’on continue de prier à leurs intentions dans le lieu saint.

Dans les pages consacrées aux saints représentés sur les colonnes de la basilique de la Nativité (1), Terre Sainte Magazine a rapporté l’hypothèse des chercheurs qui voient de riches pèlerins offrir ces peintures. Le professeur Michele Bacci rappelle, lui, que “sous la domination ayyoubide, mamelouke et ottomane, l’introduction de nouvelles décorations picturales dans les églises chrétiennes étant interdite ou, en tout cas, entravée, les graffiti sont devenus le moyen le plus efficace d’inscrire la perspective du salut individuel dans les scènes matérielles de la rédemption chrétienne”. C’est probablement la raison pour laquelle aussi, on trouve une telle variété d’inscription, reflétant autant d’époques, que de cultures, que d’intentions ou de moyens.
Dans une conférence qu’il a donnée lors d’un séminaire organisé par Estelle Ingrand-Varenne (voir page 32), Bacci a également évoqué le triple mouvement inscrit au cœur du pèlerin : celui de se rendre dans le lieu saint, celui d’y laisser quelque chose et celui d’en rapporter quelque chose physique ou inscrit…

“Leur désir d’imprimer leurs emblèmes comme des sceaux permanents sur la surface des colonnes de l’église a beaucoup de points communs, dit Bacci, avec l’habitude de se faire imprimer sur le corps des symboles tatoués du pèlerinage. Plusieurs voyageurs du XVIIe siècle affirment que Bethléem était le lieu où les visiteurs demandaient à être marqués de divers motifs, dont l’emblème du lieu saint lui-même, qui comprenait une croix de Terre Sainte avec les trois couronnes des Mages et une étoile. Si les portraits, les inscriptions et les graffiti permettaient aux croyants de s’incorporer, bien que de manière métonymique, dans le décor artificiel du lieu de naissance de Jésus, les tatouages leur offraient une occasion unique de s’approprier physiquement son caractère sacré et de le marquer perpétuellement sur leur corps.”

Graffiti et tatouage au Moyen-Âge ? Rien n’est donc nouveau sous le soleil mais l’histoire peut peut-être nous apprendre à regarder le présent sous un angle différent ?

1. Terre Sainte Magazine, numéro 670, Nov.-Déc. 2020


 

Le destin international d’un manuscrit

Titre : Pinturas y grafitos.
Basílica de la Natividad en Belén
Auteur : Emérico Vicente Juhász
Editions : Edizioni di Terra Santa
Collection : Collectio Maior
Langue : Espagnol
Pages : 176
Prix 60 euros
ISBN : 97 88 86 24 09 117
www.tsedizioni.it

Les Editions de Terre Sainte à Milan (Italie) ont publié en 2021 un livre recensant les fresques et graffiti de la basilique de la Nativité. Illustré de nombreuses planches dans lesquelles l’auteur reproduit ce qu’il a sous les yeux, le livre est un catalogue d’informations précieuses pour qui veut entrer dans la connaissance de ces décorations médiévales, quand bien même la recherche – surtout récente – corrige un certain nombre de ses interprétations.

Le manuscrit de ce livre porte la date de 1974. L’auteur écrit avoir travaillé à faire ses dessins principalement en 1949 et 1950. Il est alors franciscain et missionnaire en Terre Sainte depuis 1935. Il est hongrois, mais il rédige en espagnol après avoir quitté l’ordre franciscain en 1955 pour subvenir aux besoins de sa famille qui a émigré au Venezuela.

 

Dernière mise à jour: 20/05/2024 11:51

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