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Profession : chasseur de graffitis

Cécile Lemoine
16 novembre 2022
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Clément Dussart éclaire les croix de la chapelle arménienne du Saint-Sépulcre où le chevalier Stein a caché son nom, son blason et une date ©MAB/CTS

Clément Dussart, archiviste paléographe, enquête sur les inscriptions en caractères latins laissées par des pèlerins venus en Terre Sainte au Moyen-Âge. Du Saint-Sépulcre à la Nativité, plongée dans ce monde encore inexploré, où les histoires individuelles racontent la plus grande.


Un chercheur sachant chercher… a toujours une lampe à la main. Clément Dussart fait jouer l’inclinaison du faisceau de lumière, révélant les aspérités de tout un pan de mur d’une salle désaffectée du couvent arménien de la basilique de la Nativité à Bethléem. Peut-être un pèlerin y a-t-il laissé une inscription, gravé son nom ?

Son œil exercé fait vite le tri parmi les détails qui se détachent : pas de graffitis sur cette zone. S’il en trouvait un, ce serait une découverte inédite. Pour être sûr de passer chaque centimètre carré de l’espace au peigne de son expertise, il n’hésite pas à escalader les monticules de gravats entreposés dans la salle voûtée.

Indiana Jones a du style dans son pantalon vermeil. Son enthousiasme est palpable : « Une partie du défi, c’est de déchiffrer des choses jamais déchiffrées avant. » Doctorant à l’Université de Poitiers et membre du projet Graph-East, Clément Dussart dédie sa thèse à l’écriture dans les Lieux saints, avec un focus sur les inscriptions en alphabet latin laissées par les pèlerins venus en Terre Sainte entre le XIe et le XVIe siècle. Et le monde à explorer est vertigineux.

Considérés comme du pur vandalisme, les graffiti sont longtemps restés ignorés par la recherche. C’est seulement récemment, parallèlement au développement du street art, que les historiens ont compris la richesse qui se cachait derrière ces pratiques scripturales, qui prennent un sens tout particulier dans les lieux de pèlerinages. Parmi tous les sanctuaires de Terre Sainte, la basilique de la Nativité est celui où on en a retrouvé le plus. “Si l’acte de graver n’était pas autorisé, il n’y en aurait pas autant, et pas d’aussi bonne facture”, souligne Estelle Ingrand, épigraphiste médiéviste responsable de l’ERC Graph-East. Des mains dévotes en ont laissé sur les colonnes, les murs ; gravés, écrits en caractères latins, arabes, grecs ou arméniens… L’enchevêtrement d’époques et d’alphabets est tel que leur identification est complexe.

Les seuls travaux qui existent sur le sujet remontent au milieu du XXe siècle. Le franciscain Emérico Vicente Juhász a, en 1949 et 1950, répertorié 36 armoiries et 70 inscriptions en caractères latins. “C’est très parcellaire. Il y en a des centaines d’autres. Mais à l’époque les colonnes étaient encrassées et les techniques de relevés étaient différentes”, souligne Clément Dussart, qui s’est donc lancé dans la fastidieuse tâche de l’inventaire exhaustif, nécessaire à la compréhension globale du phénomène et de ses implications, dans trois églises : le Saint-Sépulcre, la Nativité, et celle de Ramleh.

À Jérusalem de mars à septembre 2022, le doctorant a pu bénéficier de meilleures conditions de travail que son prédécesseur : une basilique de la Nativité entièrement restaurée et des technologies numériques d’une grande aide dans l’analyse des graffiti les plus petits.

Un œil aiguisé

Ses yeux sont son meilleur outil. Là où le commun des mortels ne distingue qu’un entremêlât de lignes brouillonnes, Clément déchiffre des lettres, des phrases et parfois même des textes. “On arrive à voir les caractères parce qu’ils viennent rompre les lignes formées par le travail de la pierre”, explique humblement le doctorant, archiviste paléographe de formation.

Diplômé de la célèbre École des Chartes, Clément a d’abord commencé à travailler sur les graffiti en milieu carcéral : “J’ai toujours été fasciné par l’écriture. Au château de Selles, à Cambrai, j’ai découvert des histoires personnelles écrites par les prisonniers sur les murs, aux XIVe et XVe siècles. Je me suis rendu compte qu’il y avait des graffiti un peu partout et que ça apportait énormément à l’Histoire. Ces inscriptions sont vues comme marginales alors qu’elles représentent une grande part de l’expression des gens du Moyen Âge”, pointe le jeune chercheur qui souligne la grande part de chance liée à la découverte des graffiti.

Un sourire éclaire son visage aux traits juvéniles : “J’en ai découvert une par hasard dans le narthex de la Nativité en attendant quelqu’un alors que j’avais regardé ce mur déjà une dizaine de fois. Si on cherche des incisions, nos yeux ne voient pas les gravures. La lumière joue aussi beaucoup”, explique également le chercheur, qui se retrouve parfois rattrapé par la mauvaise conservation de certains graffiti.

“Le plus souvent, elles font face à la porte d’entrée. On sent que ces graffiti font partie des premiers gestes des pèlerins entrant dans la basilique.”

“Je ne sais pas si j’arriverai à tout déchiffrer.” Clément reste perplexe face à la colonne qui lui fait face dans la nef de la Nativité. Son œil aiguisé a identifié un texte qui s’étale sur au moins 3-4 lignes : “ça n’arrive jamais”, souffle le chercheur. Mais les lettres sont trop fines et abîmées pour être décryptées à l’œil nu. Il parvient difficilement à deviner un “e” et un “t” dans le texte. Deux caractères qui lui permettent de dater quasiment directement l’inscription. “D’après la manière dont ils sont formés, je dirais XIIIe ou XIVe siècle. Chaque époque a son style”, précise-t-il. Son relevé est scrupuleux et minutieux : pour chaque graffito, il mesure la taille des lettres, celle de l’inscription, et leur hauteur par rapport au sol, avant de les photographier. Les clichés sont aussi une manière de pallier les limites de la vue humaine. En multipliant les angles de prises de vue, il peut espérer attraper un reflet qui mettra en évidence les creux créés par la gravure dans la pierre, pour une meilleure identification des lettres. Clément note aussi l’orientation de l’inscription : “Le plus souvent, elles font face à la porte d’entrée. On sent que ces graffiti font partie des premiers gestes des pèlerins entrant dans la basilique.”

En l’espace de trois mois, le chercheur a identifié une cinquantaine de graffiti inédits en caractères latins dans la basilique de la Nativité, plus de 80 dans celle du Saint-Sépulcre et un nouveau linteau dans l’hospice des franciscains de Ramleh. À Bethléem, les graffiti les plus anciens remontent au IXe siècle. Il y en a peu, l’écriture n’étant pas très démocratisée à l’époque, et seulement maîtrisée par des érudits et des religieux. Sur une colonne à côté du chœur, il a ainsi réussi à déchiffrer “memento domine famulo tuo fus( )ene”. “Memento domine, soit Seigneur souviens-toi, est une formulation de dévotion très courante au IXe siècle, en continuité directe avec les inscriptions grecques qui utilisaient exactement la même formule”, explique le doctorant.

Mobilité médiévale

La période des croisades n’est pas très riche en graffiti non plus. “On en a entre 5 et 10”, décompte Clément, en précisant que la fourchette tient au manque de certitude sur certaines datations. Il a par exemple retrouvé un “+ave mar” (Ave Maria) gravé par des points reliés entre eux sur le mur gauche de la grotte de la Nativité, qu’il a daté d’entre les XIe et XIIIe siècles. “Pourquoi n’a-t-on retrouvé que quelques inscriptions de cette époque alors qu’on sait qu’elle a amené quantité de latins en Terre Sainte ?”, s’interroge Clément, qui hésite entre l’hypothèse d’un revêtement différent et depuis disparu sur certains murs de la basilique, ou simplement d’une pratique qui n’aurait plus été à la mode.

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Parmi les découvertes marquantes, il y a aussi les graffiti qui se répètent d’un lieu saint à un autre. Dans le cloître franciscain de la basilique de la Nativité, il a trouvé le même blason et le même nom, “Staufer”, que sur un autre graffito identifié dans l’église franciscaine de Ramleh. “On peut suivre des itinéraires de pèlerins depuis Venise vers Jaffa, Ramleh, Jérusalem, Bethléem… Pour certains, on est même remonté jusque dans la péninsule du Sinaï, s’enthousiasme Clément. Ça apporte des informations sur leur pratique de l’écrit, leur culture, leur relation au sacré.” Une véritable plongée dans les comportements de l’homme médiéval, où les petites histoires individuelles permettent de tracer les contours de la plus grande. “C’est frappant de voir la mobilité des personnes à l’époque médiévale. Dans la mentalité collective, on imagine que les gens du Moyen Âge restent chez eux, ou se contentent d’aller à la foire du village d’à côté. En fait non : il y a les croisades. L’Europe occidentale se déplace !”

Plus que des réponses, ces inscriptions amènent aussi beaucoup de questions. Existait-il une économie du graffiti ? Les pèlerins arrivaient-ils avec leur propre matériel et pigments ou bien avaient-ils recours à des artistes sur place ? Fort de ses découvertes, Clément est désormais convaincu d’une chose : “Le graffiti n’existe pas dans la basilique de la Nativité. C’est une forme d’écriture comme une autre : il y a mille et une manières d’exprimer sa dévotion.”

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