"Qui est juif ?" L’arrivée d’un million de migrants de l’ex-URSS en Israël dans les années 1990 a profondément interrogé ce concept. Quand l’identité juive vécue se confronte à celle définie par l’administration israélienne : décryptage avec Julia Lerner, anthropologue à l’Université Ben Gourion du Néguev.
TSM : En Israël, la communauté russophone est majoritairement issue de la vague de migration qui a suivi la chute de l’URSS, dans les années 1990. Comment le soviétisme a-t-il influencé leur conception du judaïsme ?
Julia Lerner : Pour la plupart des personnes qui se disent juives, les aspects ethniques et religieux de leur identité sont étroitement liés. Le soviétisme, lui, a créé une séparation entre le judaïsme et sa composante religieuse, visible même dans la langue russe : être juif signifiait être membre d’un groupe ethnique (« evrei », hébreu) mais pas d’une religion (« iudei »). Après 70 ans de socialisme d’État, la plupart des juifs soviétiques élevés dans les grandes villes se définissaient comme athées ou agnostiques.
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D’autres s’étaient mariés à des non-juifs ou s’étaient convertis au christianisme. Le sentiment de fierté ethnique des juifs russes et soviétiques reposait sur leurs grandes réussites professionnelles et intellectuelles. Leur panthéon personnel n’avait pas grand-chose à voir avec les rabbins et les sages juifs, mais plutôt avec des lauréats du prix Nobel, des poètes, des artistes ou des scientifiques russes d’origine juive. Lorsque l’URSS s’est effondrée, dans les années 1990, Israël a accueilli plus d’un million de migrants juifs russophones et leur a accordé directement la citoyenneté en vertu de la loi du Retour. Mais rapidement, la question de l’authenticité de leur judéité, de leur identité juive, a posé problème.
Israël ne les considérait pas comme assez juifs ?
La question de savoir qui est juif a toujours été délicate en Israël. La politique d’immigration israélienne est très ouverte : selon la loi du Retour tous ceux qui ont des grands-parents juifs peuvent obtenir la citoyenneté israélienne. Mais l’État exige ensuite que ces migrants fassent entrer leur identité et leur vie dans les catégories fondées sur des principes religieux. Or selon la halakha, la loi religieuse juive, ne sont juives que les personnes nées de mères juives ou converties selon les règles orthodoxes. Après leur arrivée en Israël, ces “Russes” ont découvert qu’ils n’étaient pas juifs selon les critères de l’administration israélienne : près d’un tiers des immigrants de l’ex-Union Soviétique (environ 300 000) ont été enregistrés comme “non-juifs”.
Cela paraît paradoxal…
Ça l’est ! Cette confrontation entre l’identité vécue et les catégories officielles crée chez nombre d’entre eux une profonde dissonance entre leur autodéfinition comme juifs, leurs racines imprégnées de soviétisme et l’impossibilité de se faire accepter en tant que juifs en Israël. C’est particulièrement le cas pour les “non juifs” de ce qu’on appelle la “génération un et demi”, ces
Israéliens qui ont vécu une partie de leur enfance en ex-URSS avant d’arriver en Israël avec leurs parents. Alors qu’ils sont citoyens, qu’ils remplissent tous leurs devoirs envers l’État, qu’ils travaillent, servent dans l’armée et payent leurs impôts comme tous les autres citoyens juifs, l’État ne les autorise pas à se marier dans ce pays. Ils sont obligés de se marier civilement à l’étranger, pour faire ensuite enregistrer leur union par l’état-civil israélien. Il leur est aussi impossible de bénéficier d’un enterrement juif. Cette “génération un et demi” a une conception très différente de son identité, de ce “qui je suis ?”. Ils ne se sentent pas israéliens jusqu’au bout. Même après vingt-cinq ans de vie en Israël.
Cette vague d’immigration soviétique a-t-elle eu, et a-t-elle toujours, des conséquences sur la construction de l’État d’Israël ?
Oui, à plusieurs niveaux. Parce qu’ils représentent 15 % de la population israélienne, ces “Russes” ont profondément marqué les sphères sociales, économiques et politiques d’une société israélienne dont ils ont modifié les contours. Ils ont apporté leur goût pour la culture, pour le sport, leur conception laïque de l’État, avec l’ouverture de magasins pendant shabbat, l’arrivée de l’alimentation non-casher dans les magasins… Beaucoup d’analystes reprochent à la communauté russe d’avoir poussé à droite le curseur politique israélien, par leur vote, mais aussi parce que les doutes sur leur judéité ont cristallisé la peur d’un affaiblissement de l’identité juive du pays. ♦
Dernière mise à jour: 22/04/2024 17:45