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Réforme de la justice en Israël: « Vers des changements drastiques du régime démocratique »

Interview - Cécile Lemoine
11 janvier 2023
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Une manifestation contre le gouvernement de Benyamin Netanyahou et son projet de réforme de la justice a réuni près de 30 000 personnes à Tel Aviv, le 7 janvier dernier ©Avshalom Sassoni/Flash90

Le projet de refonte radicale du stystème judiciaire israélien annoncé par le nouveau ministre de la justice, Yariv Levin, suscite l'inquiétude. Explications avec Dorit Koskas, adjointe au doyen de la faculté de droit de l'Université de Tel Aviv.


Les faits – Le 4 janvier, soit seulement 6 jours après l’intronisation du nouveau gouvernement, le ministre de la Justice Yariv Levin a annoncé un vaste programme de réformes juridiques qui visent à redéfinir le rayon d’action de la Cour Suprême, la plus haute instance juridique du pays. « Je restaure la démocratie », a affirmé Yariv Levin, alors que l’ancien président de la Cour Suprême, Aharon Barack, estime que ces réformes conduiraient à une « tyrannie de la majorité ». 

Que prévoit le programme de réformes du système judiciaire annoncé par Yariv Levin ?

Il y a trois points principaux dans ce projet. Tout d’abord, la modification de la composition de la commission chargée de la nomination des juges. Ainsi, les élus auront une majorité de six des neuf membres, tandis que les représentants de la Cour suprême n’auront que trois membres. Le droit de veto des juges sera aboli, et une majorité de sept ne sera pas nécessaire pour nommer un juge à la Cour suprême, mais une majorité de cinq uniquement ce qui ne permettra pas de maintenir un équilibre au sein de la commission.

Dorit Koskas est adjointe au Doyen de la faculté de droit de l’Université de Tel Aviv, cosignataire avec 7 autres doyens d’une lettre ouverte qui pointe les menaces de ces réformes et appelle au dialogue ©DR

Le deuxième point, dont on a beaucoup entendu parler, concerne la clause dérogatoire. Avec cette disposition le gouvernement pourrait contourner la Cour Suprême si celle-ci décidait d’invalider une loi, en la faisant revoter par le Parlement. Troisième aspect : la suppression de la possibilité pour la Cour Suprême de délibérer sur « le caractère raisonnable » des actions des représentants de l’État, qui permet de veiller à ce que ceux-ci exercent leurs fonctions dans la loi.

La faculté de droit de l’Université de Tel Aviv, où vous êtes adjointe au doyen, a cosigné avec 7 autres facultés, une lettre ouverte où elle qualifie ces lois de « menaces pour le caractère démocratique de l’Etat ». Pourquoi ?

Israël est une démocratie très énergique, où toutes les opinions s’expriment. Malgré tout, les pouvoirs exécutif et législatif restent concentrés autour de la Knesset. Le seul organe qui limite le pouvoir politique en Israël, contrairement à d’autres démocraties où il en existe plusieurs, c’est la Cour Suprême. Avec ce projet de réforme, le gouvernement affaiblirait considérablement le seul contrepouvoir du pouvoir politique.

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S’il était appliqué, on se dirigerait vers des changements drastiques au sein du régime démocratique israélien. À partir du moment où il y a atteinte au principe d’indépendance de la justice et de séparation des pouvoirs, il y aura des changements significatifs pour la démocratie,  le respect des droits de l’homme et des libertés individuelles. L’exécutif et le législatif gagneraient énormément de pouvoir au détriment du système judiciaire. 

Pourquoi les critiques se focalisent-elles sur la Cour Suprême ?

Israël n’a pas de Constitution, mais des Lois Fondamentales, qui ont une valeur constitutionnelle. Depuis 1992, et ce qu’on a appelé la « révolution constitutionnelle », la Cour Suprême est garante de ces Lois, qui découlent de la Déclaration d’indépendance. Concrètement, cela signifie qu’elle peut invalider des lois. C’est une prérogative qu’elle exerce avec beaucoup de responsabilités et de mesure et elle n’intervient que très rarement dans la vie politique du pays, sauf quand il y a des lois qui portent atteinte aux droits ou aux libertés des citoyens.

Les détracteurs de la Cour Suprême estiment qu’elle est trop active en la matière et qu’invalider des lois va à l’encontre de la démocratie où la majorité du pays est censé s’exprimer à travers les députés qu’elle a élu et qui font les lois. En réalité, comparé à d’autres démocraties, cet activisme est relativement faible : depuis 1992, la Cour Suprême a invalidé 22 lois. C’est moins d’une par an. Les tensions entre les pouvoirs exécutif et législatif ne sont pas nouvelles, ni extraordinaires. Cela existe dans toutes les démocraties.

La Cour Suprême a-t-elle des leviers pour se défendre de ces attaques ?

Non, parce qu’elle ne peut agir que dans le périmètre de ses prérogatives : l’application de la loi. Trois recours lui ont été présentés depuis l’intronisation du gouvernement, dont un concernant la nomination d’Arié Déry, le chef du parti ultra-orthodoxe Shas comme ministre alors que sa condamnation pour fraude fiscale est censée l’en empêcher. Si jamais elle juge que cette nomination n’est pas conforme aux lois fondamentales, elle pourra l’invalider. Et là, la coalition pourrait tomber. Mais ça serait extrême.

Contrairement à ce qu’on entend, la Cour Suprême n’est pas interventionniste. Elle ne veut pas gêner la vie politique du pays. Elle le fait uniquement quand il y a une atteinte grave aux droits et aux libertés des citoyens. Par exemple, la nomination de Benyamin Netanyahou comme premier ministre lui a aussi été soumise, mais elle n’a pas souhaité intervenir dans l’expression de l’électorat ou de la vie politique du pays. 

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Y aura-t-il de l’espace pour le dialogue et le débat à la Knesset ?

Yariv Levin l’a promis. Je pense qu’il comprend que cette loi est un changement important et qu’il ne peut pas le faire de manière unilatérale. Il va y avoir des commissions, et ces lois vont être discutées au Parlement. C’est aussi l’objectif de la lettre ouverte publiée par les doyens des facultés de droit israéliennes : instaurer le dialogue. Mais c’est aussi à la société civile de défendre la Cour Suprême.

Près de 30 000 personnes ont manifesté contre le projet de loi le 7 janvier à Tel Aviv. Les Israéliens ne sont pourtant pas les plus prompts à descendre dans la rue…

C’est vrai et j’ai été agréablement surprise par ces chiffres. On ne voit pas ça tous les jours. Cela veut dire que les gens prennent conscience de ce qui se passe. Des gens du Likoud, de l’armée, de la police, ont exprimé leur désaccord. Dans tous les secteurs de la société civile, il y a eu des prises de positions. Le lendemain de la déclaration de la députée du parti Sionisme religieux, Orit Struck, qui veut modifier la loi anti-discrimination du pays en permettant aux propriétaires d’entreprises privées de refuser des services aux Israéliens sur la base de leurs croyances religieuses ou de leurs orientations sexuelles, il y a eu une réaction très vive de la société israélienne : des chaînes d’hôtels, de grandes entreprises, des cabinets d’avocat, des mairies et des universités, ont publié des communiqués pour affirmer que chez elles, il n’y aura pas de discrimination.

Je crois que cette période, toute douloureuse qu’elle soit, est une opportunité pour Israël de redéfinir ses valeurs, de réaffirmer que ce pays est à la fois juif et démocratique, et que ces deux composantes sont indissociables l’une de l’autre.

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