Daniel s’active seul au milieu des étales de son petit magasin de fruits et légumes dont l’entrée donne sur la rue principale de Neve Yaakov. Jusqu’au lendemain de l’attaque qui a endeuillé cette colonie de Jérusalem-Est, le 27 janvier dernier, le commerçant de 28 ans employait un Palestinien, originaire de la ville voisine de Beit Hanina.
Mais quand un jeune Palestinien de 21 ans du Mont des Oliviers a ouvert le feu sur des passants aux abords de la synagogue Ateret Abraham, tuant 7 Israéliens et en blessant 3 autres, Daniel a pris peur : “Je lui ai dit de ne pas revenir, lâche-t-il. On ne sait pas ce que les Arabes peuvent faire. Il aurait très bien pu se réveiller un matin et avoir envie de m’attaquer, moi ou les autres.”
Cette fusillade est la plus mortelle recensée en Israël depuis 2008, selon le ministère des Affaires étrangères israélien. C’est l’énième reflux d’une guerre de friction dont l’intensité atteint des records. La veille, le 26 janvier, l’armée israélienne avait tué 9 Palestiniens lors d’un raid dans la ville de Jénine, au nord de la Cisjordanie.
Une opération dont la mortalité et le modus operandi ne trouvent de comparaison qu’en remontant aux années 2000 et la sanglante période des Intifadas. Le dimanche 30 janvier, c’est un Palestinien de 13 ans qui a ouvert le feu, blessant deux personnes à Silwan, un quartier de Jérusalem-Est où la colonisation est rampante.
Ces attaques, imprévisibles et solitaires, qui se veulent être une réponse à l’humiliation et les violences générées par l’occupation, crispent autant les esprits qu’elles cristallisent la haine et les peurs. A Neve Yaacov, il n’y a pas un chat dans les rues où des immeubles aussi fonctionnels que dépourvus d’âme s’enfilent avec monotonie. “Les gens sont traumatisés, ils ne sortent plus depuis trois jours”, souffle Daniel, en redressant sa kippa de satin noir.
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La ville sort de sa torpeur lorsqu’un rassemblement de jeunes juifs radicaux se forme devant la synagogue près de laquelle s’est déroulée l’attaque. “Mort aux Arabes”, scande la trentaine de jeunes en faisant voler leurs grands drapeaux israéliens au rythme de danses et de chants issus du répertoire sioniste-religieux.
“Ils ne sont pas de Neve Yaakov.” Aïssa fait rougeoyer sa cigarette en observant le petit groupe s’agiter, un peu plus bas. “Ils viennent des colonies voisines.” La trentaine un peu ridée, ce Palestinien originaire de Bethléem, en Cisjordanie, travaille depuis un an sur le chantier d’extension du tramway qui s’apprête à relier cette colonie isolée des faubourgs nords de Jérusalem-Est au reste de la ville Sainte. Les salaires sont plus attractifs de ce côté du mur.
« Qu’ils vivent et me laissent vivre »
Fondée en 1924, abandonnée en 1948, puis annexée en 1967, Neve Yaakov est l’une des plus anciennes colonies de la partie orientale de Jérusalem. Bien qu’illégale aux yeux du droit international, la politique d’unification israélienne en a fait une banlieue résidentielle, peuplée à 90% de juifs orthodoxes et entourée des quartiers palestiniens de Beit Hanina et Al-Ram. Ses habitants, ni idéologisés, ni militants, sont discrets et habitués aux ouvriers et salariés palestiniens qui y travaillent.
“Am Yisrael chai”, continuent de scander les jeunes. “Le peuple d’Israël vit”. Aïssa et ses deux collègues palestiniens n’osent pas s’approcher. Ils doivent redresser les barrières qui se sont affaissées le long des rails du tram en construction à cause de la pluie diluvienne du matin. Certaines sont à côté du groupe. “Ils sont peut-être armés, ils pourraient nous tirer dessus », jauge l’ouvrier. Ils reviendront plus tard. Plus de 140 000 Israéliens possédaient une arme à feu en mai 2022, selon le ministère de la Sécurité nationale. Son chef actuel, le très radical Itamar Ben-Gvir a, dans les heures qui ont suivi l’attaque, promis l’élargissement du port d’armes.
Derrière le comptoir de son épicerie, Ehud à les yeux qui se fondent dans l’ombre de sa casquette. Il blague : « Je n’ai pas d’armes, promis ». Il est né à Tbilissi en Géorgie, mais il a grandi et a fait sa vie à Neve Yaakov. Sa famille fait partie de la première vague de migrants que le gouvernement a envoyés dans la colonie pour la peupler, au début des années 1970. “J’ai grandi entouré d’arabes. Quand j’étais jeune, on allait acheter des bonbons à Beit Hanina. On rigolait avec les autres enfants. Ce n’est plus possible tout ça. Tout le monde se méfie de tout le monde”, constate le cinquantenaire, de la nostalgie dans la voix.
Ehud a perdu un de ses amis dans la fusillade du 28 janvier. Elia, 26 ans. “Il n’était pas très grand, mais il avait un cœur immense”, sourit Ehud tristement. Il fait défiler des photos du jeune homme qu’il a vu grandir, sur son téléphone. Est-ce le statut de colonie qui aurait pu pousser le jeune Alkam Khairi à ouvrir le feu à Neve Yaakov ? Le commerçant botte en touche face à la question : “Je ne sais pas. Qu’ils vivent et me laissent vivre. Je les laisse tranquille chez eux, qu’ils me laissent tranquille chez moi. Ces tueries ne sont pas humaines.”