Amnon Ramon: “Les dirigeants israéliens sont passés du statut de victimes à celui d’empereur”
Comment décririez-vous la politique d’Israël envers les chrétiens aujourd’hui ?
Y en a-t-il seulement une ? Elle n’est pas claire. Il faut plutôt la deviner. Les agendas des hommes politiques sont concentrés sur d’autres sujets. Personne n’est responsable de cette question au sein du gouvernement. Jusqu’à aujourd’hui, la politique israélienne envers les Églises est influencée par l’hostilité historique du judaïsme envers le christianisme. Le peuple juif a vécu pendant des siècles en tant que minorité à la merci des souverains chrétiens et musulmans.
Au moment de la fondation d’Israël, les dirigeants israéliens se sont retrouvés dans le rôle d’empereur en charge des affaires des communautés chrétiennes locales, qui étaient alors considérées comme partie intégrante du monde arabe et aspirant à détruire l’État d’Israël. Au cours des 5 ou 6 années qui ont suivi 1967, les relations se sont améliorées. Israël a voulu prouver au monde occidental que les Lieux saints et les institutions chrétiennes pouvaient s’épanouir sous son contrôle.
Lire aussi >> Faut-il parler d’une augmentation des actes antichrétiens en Israël ?
Pourquoi le sujet des chrétiens a-t-il perdu de son importance ?
Au milieu des années 1970 les Israéliens se sont concentrés sur d’autres sujets. Ils avaient davantage confiance en leur État et en Jérusalem comme capitale unifiée d’Israël. Les relations entre Israël et les Églises se sont détériorées à partir de 1987 et de la première Intifada, les chrétiens locaux s’identifiant de plus en plus au nationalisme palestinien. Les dirigeants de l’Église de Jérusalem, comme l’ancien patriarche latin Michel Sabbah, ont rompu avec la tradition et ont publié des déclarations condamnant ouvertement l’Occupation et le régime israéliens. Après le début du processus de paix, il y a eu une certaine amélioration, qui a abouti à l’accord fondamental entre Israël et le Saint-Siège à la fin de 1993. Là est la tragédie : les fruits du processus d’Oslo auraient dû conduire à la solution des deux États, mais rien n’en est sorti. La situation politique est bloquée. Si vous regardez l’ensemble de la société israélienne, vous pouvez voir des différences d’attitudes envers le monde chrétien : il y a de l’hostilité mais aussi beaucoup de curiosité. C’est positif.
Israël se comporte-t-il de la même manière avec les différentes églises ?
Historiquement l’idée initiée par le ministère des Affaires étrangères, Yaacov Herzog, était de traiter chaque Église séparément. Israël devait exploiter les rivalités du monde chrétien. Il a par exemple encouragé la crainte, dans les milieux protestants et orthodoxes, que les catholiques cherchaient à prendre le contrôle de Jérusalem par le biais du plan d’internationalisation. Au cours des premières années de l’État, cette politique de “diviser pour régner” à l’égard des Églises a été influencée par différents facteurs : la force des pays soutenant chacune des Églises locales ; “l’arabité” de chaque Église et la position de ses dirigeants à l’égard d’Israël ; l’implication dans les activités de conversion des juifs ; la taille de la communauté et l’étendue de ses propriétés en Israël. Après 1948 le plus grand adversaire d’Israël a été l’Église catholique, notamment en raison de sa campagne en faveur de l’internationalisation de Jérusalem et de ses vives critiques à l’égard d’Israël. Paradoxalement, Israël a eu tendance à favoriser cette Église, en raison de sa force relative. Les patriarcats grec-orthodoxe et arménien, qui ont adopté une position plus positive à l’égard d’Israël et qui n’ont pas bénéficié du soutien d’acteurs internationaux puissants, ont été contraints de se soumettre aux demandes de soutien de la position d’Israël contre l’internationalisation, et de vendre ou louer leurs terres à des organismes israéliens.
Israël adopte-t-il cette même approche prudente à l’égard de ses citoyens arabes chrétiens ?
Israël ne fait pas preuve de favoritisme à l’égard de la population arabe chrétienne qui vit une double marginalisation : ils sont une minorité religieuse au sein d’une minorité nationale. Après 1948 on a d’abord pensé à les organiser en tant que communauté religieuse, comme les druzes. Mais dans la plupart des cas, les arabes chrétiens ont été inclus dans une seule catégorie avec la majorité des arabes musulmans et soumis aux mêmes restrictions. La politique israélienne à l’égard des chrétiens arabes d’Israël était dominée par l’idée que cette minorité était fragmentée en différentes communautés ayant leur identité distincte, et par la croyance qu’elles avaient une forte affinité avec les musulmans en termes sociaux, culturels et idéologiques. Les entretiens que nous avons eus avec de nombreux chrétiens arabes du nord d’Israël ont révélé qu’ils s’intéressent peu aux problèmes qui opposent Israël aux dirigeants de l’Église de Jérusalem-Est. Leurs préoccupations ont un caractère beaucoup plus “israélien”, et se concentrent sur la lutte pour l’égalité au sein de la société israélienne. Ce qui est intéressant, c’est que de nouvelles tendances se dessinent. Une petite minorité d’arabes chrétiens vivant en Israël choisit le camp d’Israël en s’engageant dans l’armée israélienne ou en optant pour la “nationalité araméenne” (1). Cela témoigne d’une plus grande volonté de certaines parties de la société chrétienne de s’intégrer dans l’économie et la société israéliennes, sans pour autant occulter leur identité chrétienne.
Les chrétiens devraient-ils être plus protégés ?
S’ils l’étaient, il y aurait des problèmes avec les musulmans. Je dis, prudemment, qu’ils ont déjà des avantages. Ils sont plus instruits que le reste de la population arabe d’Israël et mieux établis économiquement. Nous devons les traiter comme de la levure dans un gâteau : les musulmans et les juifs ont besoin du facteur chrétien. Nous devons les encourager, renforcer leur statut autant que nous le pouvons, pour le bien commun. Ils doivent survivre et prospérer, et Jérusalem doit rester une ville universelle.
Votre livre ne raconte pas seulement l’histoire de la relation complexe entre Israël et le monde chrétien. Il dresse également une liste de recommandations. Quelles seraient les plus importantes ?
Le département des communautés chrétiennes du ministère de l’Intérieur devrait être renforcé par le recrutement de personnes bien au courant du fonctionnement du monde chrétien et des Églises en Israël. Malgré l’importance de la question chrétienne pour les relations extérieures et l’image internationale d’Israël, il n’y a aujourd’hui qu’un seul fonctionnaire responsable de la question chrétienne au ministère des Affaires étrangères. Et il travaille avec les autres religions en même temps. Les prochaines politiques devraient viser la sensibilisation de la société israélienne aux chrétiens et au christianisme. L’éducation à la tolérance pourrait être un bon levier pour débuter un changement dans les mentalités, en particulier chez les jeunes. ♦
1. Lire TSM 634, Nov-Déc 2014, Nationalité araméenne : diviser pour régner ? par Nicolas Kimmel et TSM 628 Nov-Déc 2013, Guerre fratricide autour du service sous les drapeaux par Andréa Krogmann
Christianisme et chrétiens dans l’État juif
Amnon Ramon a réactualisé en 2021 son ouvrage – publié une première fois en 2012 – sur l’histoire de la politique israélienne envers les Églises et les communautés chrétiennes depuis 1948, date de la création de l’État d’Israël. Cette fondation a posé un dilemme théologique aux Églises chrétiennes pour qui les juifs avaient été condamnés à l’exil permanent et à l’humiliation. Alors qu’ils ont vécu en tant que minorité persécutée pendant des millénaires, les juifs se retrouvent majoritaires en Israël. Passer de victime à “empereur” n’est pas sans conséquences, explique ce livre de référence, copublié par l’Institut de Jérusalem pour la recherche politique et le Rossing Center pour l’éducation et le dialogue.
Dernière mise à jour: 06/05/2024 12:23