“Quand un juif écrit sur le christianisme, c’est comme s’il écrivait sur sa propre famille”
Dans un pays où l'identité juive se construit sans référence au christianisme, certains en font pourtant leur domaine de recherche. Rencontre avec ces Israéliens, juifs orthodoxes ou laïcs, qui étudient ou enseignent le monde chrétien à l’Université hébraïque de Jérusalem, à contre-courant de la culture dominante.
Adi laisse échapper un rire. Au milieu d’un échange de textos en hébreu avec sa meilleure amie sur WhatsApp, elle a glissé un “sticker” réalisé à partir d’une icône représentant Jésus et ses disciples. “Je peux même faire des blagues chrétiennes maintenant”, s’esclaffe la jeune israélienne. À 24 ans, Adi est étudiante à l’Université hébraïque de Jérusalem. Département de religion comparée. Majeures : Études du christianisme et Anthropologie.
“Au début, mes amis se moquaient en me disant : ‘Tu vas devenir chrétienne, ou nonne.’ C’est vu comme étrange d’étudier les religions en Israël. Mais maintenant, je suis ‘miss christianisme’. Tout mon entourage me pose des questions”, sourit cette brune pétillante issue d’une famille juive laïque. C’est parce qu’elle “aime et veut comprendre les gens” que Adi a choisi de s’intéresser au christianisme.
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Elle rassemble ses idées. Tente une explication : “Pour comprendre les hommes, il faut comprendre les religions. L’intensité de la dévotion de certains chrétiens pour les saints, la radicalité de la vie monastique, la régularité de la pratique religieuse… Je crois que le christianisme m’a toujours fascinée.”
Enseigner ou étudier le christianisme en Israël n’est pas anodin. Cela fait 75 ans que le judaïsme s’y vit de manière majoritaire, après 2 000 ans d’exil et de longs siècles d’antisémitisme chrétien dans les pays européens, qui ont abouti à la Shoah.
“Trois générations plus tard, le christianisme est moins rejeté, moins tabou, explique Maayan Raveh, 32 ans, qui vient de finir sa thèse sur les liens entre la théologie de la libération palestinienne et la pensée chrétienne contemporaine. Mais il n’est pas considéré comme important parce qu’il n’est pas ancré dans la vie quotidienne des Israéliens. Ils n’en n’ont pas besoin. Ils n’en connaissent rien.”
Une méconnaissance en partie liée à la manière dont le christianisme est enseigné (ou pas), dans les écoles israéliennes. “Quand il l’est, c’est au travers de livres d’Histoire, et non de religion, indique Orit Ramon, chercheuse israélienne auteur d’un ouvrage dédié au sujet. Ce détail est important puisque l’Histoire y est lue du point de vue juif et des persécutions qu’ils ont subies.” La responsabilité des chrétiens dans l’organisation de l’Holocauste y est en permanence rappelée.
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Conséquence logique et culturelle, les étudiants israéliens qui se spécialisent dans l’étude des religions sont une espèce rare. À l’Université hébraïque de Jérusalem, le Département de Religion comparée ne compte qu’une quarantaine de personnes en licence, une vingtaine en master. C’est la seule en Israël qui dispose d’un centre de recherche capable de délivrer des doctorats spécialisés en études du christianisme.
Ce Centre pour l’étude du christianisme a été fondé en 2000 grâce au financement de Hubert et Aldegonde Brenninkmeijer, un couple de riches Belges catholiques. Passionnés par le judaïsme et convaincus de la nécessité de faire dialoguer “juifs et chrétiens en tant qu’enfants d’un seul Dieu”, ils ont créé une structure jumelle, le Centre cardinal Bea pour les études juives à l’Université pontificale grégorienne de Rome, en 2001.
Des profils diversifiés
Le campus vibre des derniers instants du semestre en cette fin janvier printanière. L’Université hébraïque contemple Jérusalem depuis les hauteurs verdoyantes du mont Scopus. C’est un monde à part entière. Uniformes de soldat, kippa, hijab… La société israélienne dans toute sa diversité se côtoie dans un dédale de bâtiments où l’architecture rustique des années 1920 se mélange à celle plus contemporaine des années 2010, et au “brutalisme” des années 1970. C’est dans un bâtiment au plan labyrinthique de ce style, traduction des esprits barricadés par les guerres successives, que se trouve le département de religions comparée. S’ils sont peu nombreux, ses étudiants ont des profils très variés.
“Contrairement au département d’Histoire, il n’y a pas que des gauchistes, sourit malicieusement Adi. Les gens viennent de partout : des étrangers, des religieux pratiquants, des Palestiniens… Dans notre groupe WhatsApp, on évite de parler politique. Ça fait partie des règles du département. Les opinions sont trop différentes.”
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Cette diversité se retrouve aussi dans le Centre pour l’étude du christianisme. Si aucun doctorant juif observant ne se lançait dans l’étude de ce sujet il y a encore une dizaine d’années, ce n’est plus le cas maintenant. “Les juifs orthodoxes et sionistes sont plus nombreux, note Maayan Raveh. Cela correspond à l’évolution de la société israélienne. D’une certaine manière, ils sont plus ouverts à l’histoire du christianisme parce qu’ils sont sûrs de leur identité.”
“Pour certains chercheurs juifs, écrire sur le christianisme c’est comme écrire sur leur propre famille : pendant longtemps, il y a eu cette croyance que la culture juive permettait un accès spécial au Jésus historique”, estime Shraga Bick, né et élevé dans une famille juive orthodoxe avant de poursuivre une thèse en Religion comparée à l’Université hébraïque.
Des siècles de relations complexes entre les deux religions ont rendu impossible la création d’un département consacré aux études chrétiennes. Les chercheurs ont également préféré centrer leurs travaux sur le christianisme primitif, plus proche du judaïsme. Comme toutes les disciplines historiques, l’étude du christianisme évolue au fil des débats, et avec la société.
“J’utilise souvent l’image du « y minuscule » et du « Y majuscule », expose Yonatan Moss, le directeur du Centre pour l’étude du christianisme. L’ancien modèle, en y minuscule, fait du christianisme la fille du judaïsme : la nouvelle religion apparaît à un moment donné dans un judaïsme continu. Le nouveau paradigme voit le christianisme comme la sœur du judaïsme. C’est le Y majuscule : le judaïsme de la période du Second Temple se scinde en deux nouvelles branches, le christianisme d’un côté, le judaïsme rabbinique de l’autre.”
Responsabilité
Yonatan Moss est à la tête du Centre depuis octobre 2022. La spécialité de ce chercheur qui sépare autant que possible sa pratique religieuse orthodoxe de sa vie sur le campus ? Les premières communautés chrétiennes, en particulier le christianisme syriaque. Sa maîtrise en lettres classiques et ses études en yeshiva (école religieuse juive) ont rendu sa compréhension des textes d’autant plus fines. Il fait partie de cette génération de chercheurs israéliens qui ne se sentent plus obligés de s’excuser pour leur intérêt à l’égard du monde chrétien.
“Jusqu’à la fin des années 2000, le ton des préfaces des ouvrages spécialisés était très apologétique. C’était perçu comme étrange que des juifs écrivent sur le christianisme. Les auteurs devaient se justifier. Ce n’est plus le cas maintenant”, explique Shraga Bick, qui s’est penché sur la manière dont les chercheurs juifs racontent leur intérêt pour le monde chrétien.
Le trentenaire explique cette évolution en montrant que, contrairement à l’ancienne génération, les chercheurs actuels n’ont pas vécu en tant que minorité dans l’Europe chrétienne : “Ils ne se sentent menacés ni socialement ni théologiquement par une religion qui s’est transformée en phénomène historique.”
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Par ailleurs, le Concile Vatican II et la déclaration Nostra Ætate qui l’a suivi en 1965, ont jeté les bases d’un dialogue judéo-chrétien renouvelé et apaisé. Cette thématique du rapport entre la minorité et la majorité fascine Yonatan Moss depuis qu’il a repris les rênes du Centre pour les études du christianisme. “Je suis dans une position où j’ai des fonds et des opportunités pour faire connaître le christianisme et la culture chrétienne« , expose le chercheur dont la réflexion s’inscrit dans l’évolution politique d’Israël, désormais dirigée par un gouvernement de droite radicale et religieuse, avec un discours de moins en moins tolérant à l’égard des minorités.
“Dans la Torah, il y a une mitsva, un commandement, qui dit : “Aimez les gerîm parce que vous étiez gerîm en Égypte”. À l’origine, le terme signifie “minorité”. Mais dans la tradition rabbinique, où les juifs étaient eux-mêmes une minorité dépourvue de pouvoir politique, les gerîm non-juifs ne pouvaient pas être conçus comme une « minorité » : la mitsva est devenue pertinente en redéfinissant les gerîm comme des « convertis ». La fondation d’un État juif a créé une situation politique nouvelle : les juifs sont majoritaires. Cela nous donne une responsabilité. En tant que personnes, mais aussi en tant que juifs, et en tant que sionistes : il nous faut récupérer cette mitsva, et aimer les gerîm au sens premier du terme, en tant que minorité.”
Dernière mise à jour: 01/05/2024 14:02