En Terre Sainte, le conflit israélo-palestinien s’immisce jusque
dans les histoires d’amour. Découragés par les règles de l’Occupation israélienne, nombreux sont ceux qui évitent de se lancer dans des relations
de part et d’autre du mur de séparation. Mais la force des sentiments peut faire tomber bien des barrières.
Layal se l’était toujours promis, jamais elle ne se marierait avec un garçon de Bethléem ou de Ramallah : “Tout est plus compliqué quand on entame une relation avec quelqu’un qui vit en Cisjordanie, derrière le mur de séparation.” Mais ça, c’était avant qu’elle tombe amoureuse de Rafat.
Il vit à Bethléem, elle vit à Jérusalem. Six kilomètres, un mur, et l’Occupation israélienne les séparent. Leur histoire a commencé il y a trois ans, sur les bancs d’un cours d’italien à la Fondation Jean-Paul II de Bethléem. Barbe nette et sourcil dense, il est aussi élancé qu’elle est menue sous son épaisse chevelure bouclée. Tous les deux chrétiens, ils partagent la même curiosité pour le monde et les gens, la même passion pour le cinéma. Leur amour a grandi petit à petit. “Au début, on était juste amis. Quand il m’a dit qu’il m’aimait, j’ai paniqué. Pour moi, cette histoire n’avait pas d’avenir. Ou en tout cas, je n’en voyais que les difficultés prévisibles”, raconte Layal.
La jeune femme sait de quoi elle parle. Ses parents ont vécu la même situation il y a trente ans. Elle les a vus se débattre vingt-et-un ans avec l’administration israélienne pour que son père Joseph Hazboun, originaire de Bethléem, puisse vivre légalement à Jérusalem. Son travail à la Mission Pontificale et son épouse Rima s’y trouvaient, mais lui n’avait pas le droit d’y résider. Détenteur d’une carte d’identité palestinienne verte, la green ID, Joseph ne pouvait se rendre en Israël que s’il disposait d’un permis. Dans la foulée de leur mariage, en 1994, Joseph et Rima décident donc de faire une demande de “regroupement familial” au ministère de l’Intérieur israélien. À l’époque, la procédure permettait au conjoint issu des Territoires palestiniens d’obtenir un permis de séjour permanent en Israël si le foyer parvenait à montrer que Jérusalem était son centre de vie.
“Nous n’avons eu aucun retour pendant cinq ans. J’enchaînais les permis de travail et parfois des permis de résidence un peu plus longs”, raconte Joseph. Le jeune couple loue, puis achète, en 1998, un appartement à Beit Hanina, dans la banlieue nord de Jérusalem, pour renforcer son dossier. “En 2002, je devais recevoir le permis permanent, poursuit Joseph. On était en pleine Intifada, et le gouvernement d’Ariel Sharon a fait voter une loi qui a gelé puis interdit toutes les demandes de regroupement. Elle est revotée tous les ans depuis. Je me suis retrouvé coincé avec le permis de résidence.” Contrairement aux permis permanent ou temporaire, celui-ci ne permet pas de bénéficier d’une assurance médicale, de voyager à travers les aéroports israéliens, d’ouvrir un compte bancaire ou de conduire en Israël.
“On ne choisit pas qui on aime”
“Mon père a toujours été têtu, se souvient Layal. Il prenait le risque de conduire sa voiture pour aller au travail tous les jours, et même pour traverser les checkpoints qui nous séparaient du reste de la famille à Bethléem. Ces passages sont mes pires souvenirs. Je revoie encore mon père faire des signes de croix, et miser sur sa carte diplomatique d’employé d’Église.”
En 2016, grâce à une faille dans la loi, la demande de regroupement familial de Joseph et celles de 500 autres familles avancent. Joseph reçoit un permis de séjour temporaire, renouvelable tous les deux ans. C’est ce qu’il peut obtenir de mieux à ce jour. “Tout cela a généré une grande sensation de précarité. Pendant toutes ces années, on n’a pas eu le sentiment d’être stables. C’était une grosse charge mentale. Nous vivions dans le stress”, confie Joseph le regard voilé. Environ 12 700 Palestiniens mariés à des Israéliens vivent avec des papiers temporaires en Israël.
Conscients de toutes ces difficultés, Layal et Rafat ont malgré tout décidé de se fiancer. Un choix mûrement réfléchi. “Ma mère n’a cessé de nous répéter, à moi et mes deux frères et sœurs, d’éviter de nous mettre dans cette situation. Elle veut nous épargner la souffrance qu’ils ont endurée, explique Layal. Mais on ne choisit pas qui on aime, et mes parents sont l’exemple qu’il y a des choses qui méritent d’être sacrifiées par amour.”
Peu de possibilités s’offrent à eux pour la suite. La jeune femme a vite écarté l’idée de rejoindre Rafat à Bethléem. Elle y perdrait sa Jerusalem ID. Comme tous les Palestiniens qui habitent dans la ville sainte 1, Layal ne dispose pas de la citoyenneté israélienne, mais d’une carte de “résident permanent”, de couleur bleue. Ce statut lui donne une liberté de mouvement partout en Israël et en Territoires palestiniens, mais il lui sera retiré si elle s’installe ailleurs qu’à Jérusalem ou en Israël.
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“On ne peut pas arrêter l’amour”
Seule option pour construire une vie à deux sous le même toit : les “love zones”. Un nom ironiquement donné par certains Palestiniens à ces quartiers de la municipalité de Jérusalem qui, bien que dans les frontières de la ville, en sont coupés par le mur de séparation. Kufr Aqab au nord, Bir Onah au sud… Ce sont des zones grises. Les détenteurs de la Jerusalem ID peuvent la garder parce qu’ils y payent les taxes municipales, preuves que leur centre de vie est à Jérusalem. Les Palestiniens avec la carte d’identité verte n’ont, quant à eux, pas à traverser de checkpoint et peuvent y habiter sans permis. “Ces zones sont limitées dans l’espace. C’est bondé, négligé et tout est très cher”, sait déjà Layal. Ce sont des zones de passage. En général, les gens y restent le temps d’obtenir le permis temporaire.”
Layal et Rafat misent tout sur la demande de regroupement familial. Officiellement, la pratique est interdite depuis le vote de la “Loi sur la nationalité et l’entrée en Israël (suspension temporaire)” en 2003. Il existe cependant des exceptions, notamment pour les conjoints issus de Cisjordanie. Les hommes de plus de 35 ans et les femmes de plus de 25 ans sont ainsi éligibles s’ils peuvent prouver que leur centre de vie est en Israël et que, ni eux ni aucun membre de leur famille, ne dispose d’un casier judiciaire. “C’est un processus compliqué et très, très long. Le moindre critère qui n’est plus rempli met fin à toute la procédure”, explique Raffoul Rofa, avocat et directeur de la société Saint-Yves, l’ONG de défense des droits de l’homme du patriarcat latin de Jérusalem. “Si on sent que c’est trop compliqué, on s’installera peut-être à l’étranger, lâche Layal animée par un fort sentiment d’injustice : “Quand je compare avec mes amis européens, c’est un luxe ici de trouver une personne qu’on aime et de pouvoir vivre avec elle. Les détenteurs de la carte bleue israélienne ont peur de s’engager avec quelqu’un qui a la carte verte à cause des difficultés. C’est un obstacle à l’amour qui ne devrait pas exister.”
À la société Saint-Yves, basée à Jérusalem, Raffoul Rofa et ses 25 employés donnent des conseils juridiques à près de 11 000 personnes (chiffres de 2022). Dans la pile de dossiers, environ 400 étaient relatifs à la résidence, dont une grande majorité de cas de regroupement familial. “La loi qui régit le regroupement familial est injuste et raciste. Elle viole les droits humains, les libertés et la dignité humaines, dénonce l’avocat. La longueur des processus, la dureté des critères… Tout est fait pour décourager des jeunes qui vivent de part et d’autre du mur de se rencontrer et de se marier. Et c’est sans parler de Gaza, dont les habitants ne sont même pas éligibles au regroupement.” Sous blocus israélien depuis 2007, date de l’arrivée du Hamas aux manettes, Gaza est coupée du reste du pays. La communauté chrétienne s’y monte à un petit millier d’âmes. “À Jérusalem, les jeunes chrétiens ont dû mal à rencontrer un partenaire à leur goût alors qu’on est 9 000. Imaginez à Gaza où il n’y a que quelques familles ! Ce n’est pas sain de se marier entre soi. La communauté est sur le déclin”, pointe Joseph Hazboun. En tant que directeur de la Mission Pontificale, l’agence de développement du Vatican, il tente d’œuvrer pour l’avenir des chrétiens gazaouis “On a rencontré le colonel responsable du checkpoint Eretz, à la frontière entre Gaza et Israël pour le convaincre de la nécessité que les chrétiens se rencontrent entre eux, raconte Joseph. Il avait l’air plutôt d’accord, mais depuis, la politique c’est surtout la limitation du nombre de permis pour les fêtes de Noël et de Pâques. Ils ont peur que les gens en profitent pour rester en Israël.”
En plus de son travail, “prenant mais passionnant” à la Mission Pontificale, Joseph Hazboun s’apprête donc à plonger dans une nouvelle dimension de sa vie familiale avec les fiançailles de leur fille aînée Layal à l’été. Une perspective qui le rend aussi heureux qu’inquiet : “Tout est plus dur qu’à notre époque. Les règles israéliennes, le coût de la vie… Mais que peut-on y faire ? On ne peut pas arrêter l’amour !”♦
1. Dans les faits, depuis que Jérusalem a été déclarée capitale par les Israéliens, des Palestiniens ont commencé à demander le passeport de l’État hébreu pour les facilités qu’il apporte. Dans la communauté chrétienne, les demandes sont plus nombreuses depuis 10 ans et les craintes de destitution des droits de ceux qui n’auront que la carte d’identité de Jérusalem.
Dernière mise à jour: 20/05/2024 09:38