L’improbable caravane progresse lentement, lentement, un pas, puis l’autre, un pas, puis l’autre, nulle rupture dans le rythme – pianissimo. De loin, on croirait un bloc, trait uniformément rouge ponctué à intervalle régulier de touches de blanc. Le bloc passe alors, silencieux, et l’on se rend compte à ce moment qu’il n’est pas une entité unique, mais l’agrégation de femmes, des dizaines de femmes, cheminant en file deux par deux, chacune revêtue de la même tenue – longue cape écarlate, coiffe blanche aux larges ailes, mains croisées sous la cape, tête penchée vers le bas.
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Le droit des femmes en péril
La posture modeste est loin d’être le fruit du hasard : elle est identique en tout point à celle décrite par l’écrivaine canadienne Margaret Atwood dans son roman dystopique paru en 1985, devenu un best-seller mondial, La Servante écarlate. Dans ce roman d’anticipation, Margaret Atwood imagine une théocratie, la République de Galaad1, fondée quelque part en Amérique du Nord, basée sur une répression féroce de tous les éléments considérés comme contrevenant à l’ordre religieux établi, extrêmement strict. Dans cette société de classes sociales ultra-ségréguées, les femmes voient leurs droits particulièrement contraints, et parmi elles, une catégorie, en particulier, se distingue par la singularité de sa position : il s’agit de celles des Servantes, revêtues de rouge de pied en cap, coiffées de blanc, affectées chacune à une famille de la classe supérieure – celle des Commandants – et dévolues à un unique rôle de reproduction.
Cette dystopie a connu un succès planétaire. L’œuvre a de plus été maintes fois adaptée. Cette diffusion, sous différentes formes et via une variété de canaux, a largement contribué à la popularité mondiale de La Servante écarlate, et à relayer son message quant aux droits des femmes.
Jusqu’en Israël, dans le cadre des manifestations contre la réforme judiciaire. Car si les premières sorties les plus spectaculaires des Servantes écarlates israéliennes ont été observées à Tel Aviv, elles ont essaimé sur tout le territoire : à Jérusalem, devant la Knesset – le Parlement israélien – mais aussi dans des villes bien moins habituées aux manifestations, comme Kfar Saba dans le centre du pays, ou Ra’anana au nord-est de Tel-Aviv.
En Israël, une association se trouve derrière ce mouvement des Servantes écarlates : il s’agit de Bonot Alternativa, expression hébraïque qui signifie littéralement “Elles construisent une alternative”. Bonot Alternativa est née en 2020 de la colère suscitée par le viol collectif d’une adolescente à Eilat, dans le sud du pays. L’association se revendique apolitique, et explique militer pour les droits de toutes les femmes, peu importe leur appartenance sociale, ethnique ou religieuse – qu’elles soient donc juives, musulmanes, chrétiennes, religieuses, laïques… Car dans ce pays où la coalition de droite – extrême-droite construite par et autour de Benjamin Netanyahou fait face à une fronde massive de la rue contre son projet de réforme de la Cour Suprême, les femmes de Bonot Alternativa entendent viser la focale sur les atteintes que ce gouvernement est en passe de porter, selon elles, à l’encontre de leurs droits et libertés.
Venue participer à une manifestation massive devant la Knesset le 27 mars dernier, Meital, 46 ans, n’a pas revêtu la cape rouge et la coiffe blanche, mais arbore un tee-shirt à ces couleurs frappé dans le dos du logo de Bonot Alternativa. Elles sont très nombreuses, parmi les plus de 100 000 manifestants présents ce jour-là selon les médias israéliens, à afficher ainsi leur soutien au mouvement féministe, au cœur de la protestation anti-réforme judiciaire. Ce n’est pas la première fois que Meital manifeste, loin de là : “Je suis une habituée des protestations de rue, mais d’habitude, je suis plutôt là pour dire non à l’Occupation”, explique-t-elle. “Aujourd’hui, c’est la première fois que je viens avec les couleurs de Bonot Alternativa. Ce n’est pas un hasard : pour moi tout est lié.
Si vous ne vous préoccupez pas des droits des Palestiniens, ce sont les droits des femmes qui seront attaqués ensuite. Ça n’est que la suite logique pour une coalition qui considère ces deux catégories de la population comme des minorités aux droits négligeables.”
Et Meital de continuer : “Ça a déjà commencé. Regardez ce qu’il s’est passé avec la loi sur l’éloignement des hommes violents, la réalité nous a déjà rattrapées !”. Cette loi dont parle Meital revient effectivement dans toutes les prises de parole des femmes venues manifester sous les couleurs de Bonot Alternativa. Il s’agit d’un texte préparé par l’ancienne coalition, prévoyant des mesures d’éloignement avec surveillance par bracelet électronique à l’encontre des conjoints violents. Le texte était prêt, ayant déjà été adopté en première lecture par la précédente Knesset, et salué comme un outil efficace par les associations spécialisées dans la prise en charge des femmes victimes de violences domestiques. Il devait passer devant la commission des lois de la nouvelle assemblée. Or son examen a été repoussé par deux fois, à l’initiative du ministre de la Sécurité Intérieure, Itamar Ben-Gvir : cette figure d’extrême-droite, ministre parmi les plus en vue de la coalition actuelle, a expliqué qu’il faudrait encore au moins six mois au gouvernement pour présenter un nouveau texte, plus à même selon lui de garantir un meilleur équilibre entre la protection des femmes et… les risques de fausses accusations à l’encontre des hommes.
Les premiers signes
Quelques jours à peine après le premier report de l’examen du texte et l’annonce de ce calendrier minimal de six mois, une jeune femme, Darya Leitel, était assassinée par son conjoint, contre lequel elle avait déjà déposé plainte. Quelques jours après le deuxième report, c’est Eldisi Elbena qui mourait sous les coups de son compagnon.
Ces meurtres ont été pour beaucoup la goutte d’eau, mais nombreuses sont les manifestantes à pointer bien d’autres sujets d’inquiétude. Ainsi, Ayelet, 47 ans, souligne la présence au sein de la coalition de deux partis ultra-orthodoxes, judaïsme Unifié de la Torah et Shass, qui non seulement ne comportent aucune élue femme en leur sein, mais qui ne risquent de toute façon pas d’en avoir puisqu’ils refusent purement et simplement de présenter des femmes sur leurs listes électorales. Pas étonnant, dans ces conditions, que l’actuel gouvernement compte à peine six femmes pour vingt-six hommes – aucune d’entre elles n’occupe (mais est-il vraiment nécessaire de le préciser ?) de poste-clé. La question de l’influence des tribunaux rabbiniques, que ces partis souhaiteraient étendre, préoccupe particulièrement Ayelet.
“Je ne veux pas que ma fille doive s’asseoir au fond du bus ; je ne veux pas qu’elle doive réfléchir à comment s’habiller pour complaire aux religieux ; je veux qu’elle puisse faire n’importe quel métier, du moment qu’elle l’a choisi”. À ses côtés, Adar, treize ans, revêtue elle aussi d’un tee-shirt de Bonot Alternativa, abonde : “Je veux grandir dans un pays où je suis libre”. En quelques mots, Ayelet et Adar ont résumé leurs inquiétudes. Vives. Concrètes. Loin, très loin, de relever de la fiction.♦
Dernière mise à jour: 06/05/2024 15:02