Venez et voyez: Cana, le vin de la joie
“Le troisième jour il y eut des noces à Cana.” C’est d’Osée, prophète du VIIIe siècle av. J.-C. que date cette expression “troisième jour” qui est une promesse : Os 6, 1-3 “Le troisième jour il nous fera revivre.” Ce qui veut dire qu’au bout d’un temps déterminé dont Dieu seul connaît la durée, il y aura à coup sûr une intervention divine favorable. Pas forcément au bout de trois jours comptables, mais au bout d’un délai dense qui est le temps de Dieu, surgira un événement inattendu, nouveau et décisif qui remettra en vie. Ce qu’il faut retenir, c’est que c’est certain ! En choisissant ce terme l’évangéliste inscrit d’emblée l’épisode dans cette certitude tout en faisant appel à ce que les chrétiens diront du troisième jour après avoir constaté la résurrection du Christ. S’ajoute à cela un autre élément temporel : depuis l’ouverture de l’évangile sont décomptés des jours : 1, 29 “le lendemain” ce qui indique que l’on est au jour 2 ; 1, 35 encore “le lendemain” donc jour 3 ; 1, 45 un troisième “lendemain” donc jour 4 ; enfin Jn 2, 1 “le troisième jour” ce qui parvient à faire sept jours, une semaine. Ce qui va se passer à Cana se produit un jour septième et conclut une semaine de ministère de Jésus ; dans la Genèse c’est le jour de repos du Seigneur Dieu : Gn 2, 2-3 “Dieu conclut au septième jour l’ouvrage qu’il avait fait et au septième jour il chôma après tout l’ouvrage qu’il avait fait. Dieu bénit le septième jour et le sanctifia car il avait chômé après tout son ouvrage de création”. En relisant ce qui a précédé on comprend que “l’ouvrage de création” de Jésus, c’est l’appel de ses premiers disciples.
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Une histoire de mariage
“Le troisième jour il y eut des noces à Cana”. C’est encore Osée qui nous éclaire sur le thème des noces. Il vit une histoire difficile avec son épouse qui l’a trompé, ou qui s’est prostituée, ou peut-être même que c’est une prostituée qu’il a épousée. En tous cas ce mariage est significatif de ce que Dieu veut faire comprendre, par la vie de son prophète, des relations que le peuple entretient avec lui, le Dieu fidèle. Osée a un vocabulaire très cru : Israël fait n’importe quoi en s’alliant avec des pays voisins et en adoptant leurs divinités au lieu de ne vénérer que son seul Dieu, celui qui l’a pourtant sauvé à maintes reprises. Il dit qu’il se prostitue ; au lieu d’être monogame il court après de nombreux amants. Osée va initier une compréhension toute nouvelle de l’Alliance.
Dans l’Histoire ancienne le peuple avait déjà utilisé le terme profane d’alliance pour définir sa relation à Dieu, c’est d’abord un terme du vocabulaire économique des échanges entre commerçants ou entre groupes voisins qui concluent un accord. Gn 15, 18 “Ce jour-là le Seigneur conclut une alliance avec Abram”. Au fur et à mesure une promesse s’insinue dans le contrat d’alliance : Ex 19, 5 “Si vous écoutez ma voix et gardez mon alliance, je vous tiendrai pour mon bien propre parmi tous les peuples”. Et le peuple s’engage envers Dieu : Jos 24, 24-25 “Le peuple dit à Josué ‘C’est le Seigneur notre Dieu que nous servirons, c’est à sa voix que nous obéirons’. Ce jour-là Josué conclut une alliance pour le peuple”. À la lecture de son histoire personnelle le prophète Osée comprend, et fait comprendre, que Dieu est prêt à aller beaucoup plus loin avec Israël. Le respect de l’alliance s’appellera fidélité et au contraire les manquements sont dits infidélités, tromperies, prostitutions ; on ira même jusqu’à “abomination”. Pour autant Dieu n’abandonne pas son peuple volage : Os 2, 15c-16. 21-22 “Elle courait après ses amants et moi elle m’oubliait. C’est pourquoi je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur… Je te fiancerai à moi pour toujours… dans la tendresse et la miséricorde, je te fiancerai à moi dans la fidélité”. Après Osée l’image s’est imprimée et tous les prophètes à sa suite ont repris ce vocabulaire amoureux pour décrire la relation intime qui unit Dieu à son peuple.
Ce même vocabulaire amoureux et sexuel se retrouve dans le Cantique des cantiques et on peut aussi le lire en arrière-plan de notre évangile de Cana. La présence de Jésus à cette fête de village, que Jean place en tête de son ministère, vient révéler le sens profond de sa mission.
Le vin et l’heure
“Or il n’y avait plus de vin car le vin des noces était épuisé” Jn 2, 2. Le vin, apprécié dans la vie courante, est assez vite devenu le symbole de la joie de vivre : Za 10, 7 “Le cœur d’Éphraïm se réjouira comme sous l’effet du vin, ils se réjouiront, leur cœur exultera dans le Seigneur”. La fête va-t-elle être gâchée parce qu’ils “n’ont plus de vin” ? À la remarque de sa mère, Jésus fait une étrange réponse : “Femme que me veux-tu ?” Nous le comprendrons avec une autre occurrence qui reprend les mêmes termes exactement : une femme de Sarepta au Liban, dont le jeune fils vient de mourir, répond au prophète Élie hébergé chez elle : “Qu’ai-je à faire avec toi, homme de Dieu ?” ce qui revient à lui opposer : à quoi sers-tu puisque tu as laissé mourir mon fils unique ? Ici à Cana ce serait : c’est le problème du maître de maison, non des invités. En réalité ce qui concerne Jésus c’est la future réalisation des noces de l’humanité avec Dieu, il est venu chercher tous les hommes pour des noces et c’est lui le fiancé. Il ajoute “mon heure n’est pas encore venue”. L’heure biblique c’est le moment de l’accomplissement et en ces débuts de ministère, Jésus n’y est pas. Il a bien conscience que le don de l’Esprit, le don du vin nouveau des noces messianiques, dépend de sa venue ; mais n’étant qu’au début de sa mission il sait qu’il n’est pas temps de célébrer ces noces-là. En ce jour de Cana, bien qu’il ait déjà rassemblé quelques disciples autour de lui, il est lui-même en attente. La réponse de Jésus pourrait s’entendre “Maman, pourquoi t’inquiètes-tu ?”
Avec Marie Jésus peut être de connivence à un autre niveau que le présent, ils sont tous les deux dans l’attente de cette heure à venir où on célébrera l’alliance nouvelle, ce pour quoi il est venu, les noces du Fils de Dieu avec l’univers. Sa mère est de telle entente avec lui, que, même écartée du niveau premier des noces humaines, elle dit aux servants : “Faites tout ce qu’il vous dira”. La même phrase a été entendue en Gn 41, 55, lorsque Pharaon dit “à tous les Égyptiens, allez à Joseph et faites tout ce qu’il vous dira”. Joseph est devenu vizir, c’est-à-dire ministre de l’économie en charge de tous les biens du pays. Ce qui lui permettra de sauver ses frères et ultimement son peuple. Il y a un lien explicite entre ce Jésus, fils de Joseph de Nazareth et ce grand ancien, qui a donné à son peuple, tout ce dont il avait besoin pour vivre. Les références avec la première Alliance demeurent étroites. Elles éclairent l’identité de Jésus, son mystère en images. Nous pouvons donc lire que Marie tient le rôle de Pharaon, elle fait toute confiance à Jésus qu’elle désigne aux serviteurs ; les serviteurs celui des Égyptiens et ils vont s’appuyer sur cette parole sans qu’aucun sache ce qui va se passer réellement ; et enfin Jésus celui de Joseph qui pourvoira aux besoins du peuple. Comme Pharaon a délégué sa puissance à ce jeune hébreu qui lui a expliqué ses songes (et l’a sauvé d’une profonde dépression) Marie remet tout entre les mains de son fils dont “l’heure” est en cours d’accomplissement.
L’eau et le vin
Se purifier est un geste nécessaire pour se présenter devant Dieu ; avant chaque prière ou offrande le croyant se lave les mains, et souvent les pieds, pour signifier qu’il purifie tout son être pour prier Dieu. Si l’on a six jarres d’eau dites “pour la purification” à proximité, est-ce que la salle de banquet se trouve à côté de la synagogue du
village ? On a vu aussi l’importance des nombres. Quand le chiffre sept rend compte d’un ensemble cohérent, d’une plénitude, six marque l’inaccompli, l’imperfection. Par cette mention l’évangéliste nous indique le décalage entre ce qui précède le temps de Jésus et ce qu’il vient mettre en œuvre : Dieu reconnu en personne comme l’époux de l’humanité. Le Christ ne fera rien sans eau dans les jarres : c’est une véritable promotion de la Loi et de tout ce qu’elle représente. Les six jarres symbolisent cette longue préparation de l’Ancien Testament et il faut qu’elles soient pleines « jusqu’au bord » pour que le Christ puisse apporter joie et vie en plénitude, en abondance.
Jn 2, 8 “Puisez-en maintenant et portez-en à l’organisateur du repas”. Un des premiers signes accomplis par Moïse avant sa rencontre avec Pharaon faisait appel au même binôme, de l’eau puisée changée en un autre liquide : Ex 4, 9 “L’eau puisée au Fleuve tu la répandras au sol et elle se changera en sang sur la terre”. Il faut comprendre à Cana que les jarres restent pleines d’eau, c’est la permanence de l’Alliance, mais que lorsqu’on y puise et qu’on en verse dans les cruches et les gobelets, on goûte un vin délicieux ! Et Jésus a une autre logique que celle des hôteliers qui auraient servi en premier le bon vin ; à partir de son intervention on se tient dans le temps messianique où tout n’est que délice. Le ministère de Jésus est un seul moment, que les disciples, et nous-mêmes, ne comprendront que progressivement ; mais Cana est déjà illuminé de la Résurrection. Aucun évangile ne se lit sans cet éclairage. Les auteurs nous livrent un mystère où se superposent ce qui est en train de se vivre et son aboutissement. On est bien avant la Résurrection, mais sans elle rien n’est compréhensible et d’ailleurs rien n’aurait été écrit.
Jn 2, 11 “Tel fut le premier signe de Jésus ; il le fit à Cana en Galilée et il révéla sa gloire”. La gloire c’est toute l’identité d’une personne, son poids, la totale mesure qu’il donne de lui-même. Cette gloire entière n’est évidemment pas comprise à ce jour du miracle, mais elle est déjà révélée et reviendra à la mémoire de ceux qui étaient présents aux noces et auront accompagné Jésus jusqu’au tombeau.
“Et ses disciples crurent en lui”. Jean nous donne la même conclusion qu’au grand miracle de l’Exode : “Israël vit la prouesse accomplie par le Seigneur contre les Égyptiens. Le peuple craignit le Seigneur, il crut dans le Seigneur et en Moïse son serviteur” -Ex 14, 31. Les Douze ont découvert sa “gloire” et ils se sont donnés à lui. Ils sont venus, ils voient, ils adhèrent ! Croire en hébreu c’est le mot d’où est venu amen et qui veut dire “je fais confiance, je tiens ferme, parce que ce qui m’est donné est solide”. La foi est d’abord un acte de confiance. Les disciples sont devant Jésus encore un peu étonnés, très ignorants. Mais après ce qu’il vient de faire, ils sont prêts à lui faire confiance.
Jusqu’à cet instant le récit n’avait utilisé que des verbes d’attitudes concrètes : écouter, entendre, venir, rester, demeurer, trouver, dans le chapitre premier de Jean ; faire, remplir, puiser, porter, goûter dans notre épisode. Un autre niveau est atteint avec “croire” et c’est une aventure qui commence. Lorsque nous visiterons Cana nous plongerons notre texte johannique dans cette grande variété de textes de l’Ancien Testament qui préparent à la rencontre avec le Christ Jésus. ♦