Depuis début mai, la communauté arménienne de Jérusalem se réunit tous les vendredis pour demander la démission du patriarche arménien. Que se passe-t-il ?
L’affaire remonte à 2021. À l’époque, un contrat illégal a été signé par Nourhan Manougian, le patriarche arménien de Jérusalem, son gestionnaire immobilier, l’ex-père Baret Yeretzian, et l’archevêque Sevan Gharibian. Le document autorise la location pour 99 ans d’un terrain arménien appelé “Jardin des vaches”, à un homme d’affaires juif australien qui envisage d’y construire un hôtel. Cette zone est exploitée depuis mai 2021 par la municipalité de Jérusalem sous la forme d’un parking principalement utilisé par les juifs qui se rendent au Mur occidental. On a récemment appris qu’il y avait d’autres biens concernés : des maisons, le parking privé du patriarche, le restaurant Bourghoulji , une aile du séminaire…
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La zone concernée est immense : elle s’étend d’une muraille à une autre. Le 6 mai dernier, le patriarcat arménien a annoncé que son Saint-Synode (huit membres) avait réduit l’ex-père Baret à l’état laïc pour son implication dans la signature de ce contrat, qui n’a été soumis, ni au vote de ce Synode, ni à celui de la Fraternité Saint-Jacques. C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Cela fait deux ans que l’on demande des comptes au patriarcat. Mais rien. Silence radio. On dirait que punir un prêtre sur les trois responsables et le laisser partir sans qu’il ne s’explique, leur suffit. Le père Baret est un bouc-émissaire facile, mais personne n’est dupe.
Le roi de Jordanie et le président palestinien Mahmoud Abbas, qui demandaient les détails des contrats et leur annulation, ont annoncé le 11 mai qu’ils ne reconnaissaient plus Nourhan Manougian comme patriarche de l’Église arménienne orthodoxe de Jérusalem et du reste de la Terre Sainte. C’est historique. Au patriarcat, on nous a dit d’attendre, d’être patients et de les laisser faire leur travail. On a assez attendu. En tant que communauté, nous exigeons des informations précises sur les biens vendus, le retrait de la signature du patriarche et sa démission.
Pourquoi ces propriétés sont-elles si importantes pour la communauté arménienne de Jérusalem ?
Le Jardin des vaches, “Goveroun bardez” appartient aux arméniens de Jérusalem depuis 1300 ans. Ce terrain est au cœur de notre quartier. Il a accueilli des pèlerins, les réfugiés du tremblement de terre de 1927. Avant qu’il ne soit transformé en parking, c’était un lieu de vie et de réunion. Si elle arrive, sa transformation en hôtel sera une perte majeure pour le patrimoine arménien dans la Ville sainte : le quartier serait réduit de 25% !
La vie quotidienne sera perturbée. Les générations futures auront moins de place pour s’y établir. C’est le caractère et la démographie du quartier arménien qui sont en jeu, tout comme la présence chrétienne dans la Vieille ville. Même si les quartiers chrétien et arménien forment deux entités distinctes sur les cartes, ils sont réunis par la même religion. Nous devons faire en sorte que cela reste ainsi.
Vous faites partie de ceux qui mènent le mouvement de protestation contre le patriarche. Qu’est-ce qui vous anime ?
Je suis à Jérusalem un fils de la quatrième génération de survivants du génocide de 1915. Nos parents nous ont enseigné, avec mes frères, à rester fidèles à nos racines arméniennes. J’ai grandi derrière les murs du quartier, mais je ne suis pas allé à l’école ici. Nos parents ont préféré nous inscrire dans une école juive, pour nous sortir de la Vieille ville et nous mettre en interaction avec un monde différent. On a reçu un enseignement juif en hébreu, mais j’ai pris des cours particuliers d’arménien et j’ai toujours été impliqué dans la vie de la communauté.
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Je suis au conseil administratif de plusieurs clubs, unions et associations arméniens. Depuis quelques semaines c’est un engagement quasi quotidien. Je sèche même mes cours à l’université pour parler à des avocats et préparer notre défense afin de récupérer nos biens. Le quartier arménien est mon foyer. Un endroit avec tout dedans : l’école, le couvent, l’église, la librairie, le musée, les clubs et surtout les gens. On vit dans une petite Arménie. Notre présence ici remonte au IVe siècle. C’est un héritage qu’il me paraît plus que nécessaire de défendre.
Cet engagement, vous le voyez comme un devoir ?
Oui. C’est notre devoir, en tant qu’arméniens, de protéger nos terres. Pas seulement à Jérusalem d’ailleurs. Ces terres appartiennent au peuple, à la nation arménienne. On s’est battu pour elles, on a payé de l’argent. Alors elles ne sont pas à vendre. Elles doivent servir la communauté. Nous devons les protéger.
Ce sont les jeunes qui sont moteurs de ce mouvement de protestation, pourquoi ?
Parce qu’on veut continuer à vivre ici. On veut protéger nos droits. Bâtir notre avenir. Si ce n’est pas nous qui menons cette bataille, qui le fera ? On voit bien que nos aînés n’ont pas la même motivation, ne s’investissent pas autant… Au patriarcat, ils voient d’un mauvais œil nos petites manifestations pacifiques. Ils ont fait passer l’ordre de ne plus m’autoriser à me garer sur le parking. J’imagine qu’ils se sentent menacés…
Vous avez l’impression que les arméniens pourraient disparaître de Jérusalem ?
Oui. Si on ne parvient pas à annuler ce contrat, notre nombre va continuer à diminuer, parce que les gens ne se sentiront pas encouragés à rester. L’école va fermer, le centre communautaire ne sera plus actif… C’est un cercle vicieux. Mais partir n’est pas une réponse, il faut se battre. Parce qu’au-delà des arméniens, c’est la présence chrétienne à Jérusalem qui est en jeu et sous pression.
Les patriarches sont d’ailleurs les premiers à communiquer sur le sujet…
Et pourtant ils sont les premiers à l’encourager ! C’est ce qui rend ces contrats de location si incompréhensibles pour nous, qui sommes nés ici. Nos dirigeants viennent d’Arménie, du Liban, de Turquie. Ils arrivent à Jérusalem pour leurs études. Ils deviennent prêtres, évêques, et pour ceux qui ont de la chance, patriarches. Mais aucun n’a de racines ici. Ils ne connaissent pas la situation politique et économique. Ils ne comprennent pas ce qui est en jeu, ils ne sont pas intéressés par ce qu’on vit.
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Résultat, ils font des choix sans prendre le contexte en considération. Et on arrive au bazar actuel. On a besoin de bons dirigeants pour assurer la pérennité des chrétiens ici. Ce n’est pas avec nos parades scoutes qu’on est très utile. On montre qu’on est là. Mais on ne sauve pas. Eux, ils ont l’influence pour agir, le pouvoir d’encourager les jeunes à rester en créant des opportunités.
Beaucoup de jeunes ne se marient pas parce qu’ils n’ont pas d’endroit où vivre. Si les arméniens avaient un projet de construction dans la Vieille ville, ils garderaient leur communauté à proximité, en vie. L’Église nous maintient ensemble. Mais il y a aussi besoin de deux autres éléments : l’école et le centre communautaire. Un peu comme une trinité : si on perd un des trois, cela ne fonctionne plus. Il faut garder les trois forts, unis.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Nous allons continuer à nous réunir toutes les semaines de manière pacifique. Nous travaillons aussi à faire venir des avocats pour entamer une procédure légale. Et je pense qu’il nous faut nous unir, avec les autres communautés chrétiennes, autour d’une campagne conjointe : la dernière bataille pour protéger la présence chrétienne à Jérusalem. C’est la terre où Jésus est né et a été crucifié. Les chrétiens doivent rester fidèles à leurs racines, les défendre. Être un chrétien arménien, ça commence ici.♦
Dernière mise à jour: 21/05/2024 11:45