À la suite de saint Augustin, saint Grégoire le Grand influence l’Église d’Occident et affirme : « Cette femme, que Luc nomme une pécheresse et que Jean appelle Marie de Béthanie, c’est la même femme (Marie-Madeleine) dont Marc nous dit que le Seigneur a chassé sept démons ».
L’Église latine célèbre d’ailleurs une seule fête pour Marie-Madeleine (le 22 juillet) sous les traits de Marie de Béthanie et de la pécheresse de Luc, alors que l’Église grecque célèbre trois fêtes distinctes. Bien que l’exégèse moderne préfère la thèse de la distinction, d’autres exégètes récents déclarent qu’elle ne s’impose pas et que la Tradition occidentale est fondée sur une interprétation des textes évangéliques.
Regardons un instant ces textes à la valeur historique inégalée : la description des gestes de cette femme et certains mots employés lèvent le voile sur une personnalité riche, généreuse et attachante, et nous conduisent implicitement sur la piste de l’unification.
Vidéo >> Béthanie, une histoire de femmes
Une pécheresse publique – rien ne dit une prostituée (hamartôlos, et non : pornè) – pénètre dans la maison de Simon (Lc 7, 36-50). Elle s’était munie de parfum dans l’espoir qu’il lui serait permis d’oindre la tête de Jésus en signe de respect. Soudain prise par l’émotion, la femme verse des larmes sur les pieds de Jésus au souvenir de ses nombreux péchés. N’ayant point prévu cette manifestation soudaine, elle ne sait comment les essuyer et va dénouer sa longue chevelure pour le faire. Puis emportée par son élan, elle baise les pieds de Jésus avant de les oindre de son parfum. L’onction des pieds est un geste extraordinaire, signe d’un très grand amour et Jésus lui pardonnera tous ses péchés.
L’onction de Marie, sœur de Marthe de Béthanie
Dans le texte de Jean (12, 1-9), l’onction apparaît préméditée. Pourquoi aussi sur les pieds alors que c’était habituellement sur la tête ? Pourquoi les essuyer de ses cheveux et non avec un linge, ce qui serait plus logique ? Cette onction ne devient intelligible que mise en rapport avec un événement antérieur (l’onction chez Luc). Les ressemblances de Luc et Jean, comme dit Augustin, fournissent en partie la clé de l’énigme. Il y a bien eu deux onctions distinctes faites par la même femme qui, à Béthanie, a voulu répéter les gestes intimement liés au moment décisif de sa conversion : “Deux actions distinctes, mais un seul cœur pour les concevoir” (Lacordaire). À Béthanie, il n’y a pas eu de larmes de repentir, et, si la femme essuie les pieds de Jésus qu’elle vient d’oindre, ce n’est que pour refaire le geste qui lui est propre et qu’elle fit lors de sa conversion. Le parfum de Jean est de grand prix car le cœur de la femme est brûlant d’amour, très généreux et rempli de gratitude. Lors de la résurrection de Lazare, Jean 11 achève de nous convaincre. Il écrit que Marie est “celle qui avait oint le Seigneur de parfum et lui essuya les pieds avec ses cheveux”
(Jn 11, 2). Le participe aoriste substantivé marque l’antériorité par rapport au verbe principal. Il faut le traduire comme un plus-que-parfait. Ainsi, le verbe ne peut évoquer l’onction à venir (Jn 12) mais celle déjà accomplie (Lc 7).
Et Marie de Magdala ?
L’identification de Marie de Magdala et Marie de Béthanie est délicate, car rien ne la suggère à première vue. Nous ne pouvons proposer que des indices qui convergent vers la thèse de l’identification : preuve par convergence de probabilité. Sur les sept qu’André Feuillet (1) développe, nous en résumons quatre.
Premier indice : Au matin de Pâques, Marie de Magdala vient faire l’onction pour l’ensevelissement, mais elle ne peut le faire car le tombeau est vide ! Cependant l’onction de Béthanie était un prélude à cette onction : d’après Jésus, cette onction est comme une anticipation de sa sépulture. L’onction des pieds d’un homme vivant (Jn 12) est sans précédent. Ce geste en soi insensé, ne se comprend bien que comme le commencement d’un acte funéraire sur le cadavre tout entier. Jésus dit littéralement : “Laisse-la garder ce parfum pour le jour de ma sépulture”.
Deuxième indice : Parallèle littéraire étonnant entre le Cantique des cantiques (Ct 3, 1-4), Jn 12 (Marie de Béthanie) et Jn 20 (Marie de Magdala) où l’on voit la bien-aimée qui cherche son bien-aimé. Le parfum de Jn 12, 3 introduit le parallèle avec Ct 1, 12 en évoquant la scène remplie de parfum qui exprime l’amour. Le contact littéraire de Jn 12, 3 avec le Cantique nous confirme dans la conviction que Jn 20 se réfère pareillement au même poème d’amour, et il se trouve que, de cette façon, Marie de Béthanie et Marie de Magdala ont en commun d’évoquer l’une et l’autre l’Épouse du Cantique des cantiques.
Troisième indice : Dans l’enseignement de la parabole des deux débiteurs (Lc 7, 40-43) Jésus conclut : “Ses nombreux péchés lui sont pardonnés parce qu’elle a beaucoup aimé.”
(Lc 7, 47) Attention ce verset ne dit pas : “Puisqu’elle a beaucoup aimé, c’est qu’antérieurement ses nombreux péchés lui avaient été pardonnés”. La leçon de Jésus concernant la parabole est celle-ci : ce n’est pas l’amour de la pécheresse qui aurait été la cause du pardon de Jésus, (puisque la cause première du pardon obtenu est toujours la grâce et la miséricorde divine), mais Luc montre que c’est l’amour de la femme accompagné d’un vif repentir de ses fautes qui lui a permis de recevoir de Dieu un pardon proportionné à cet amour. Si c’est Marie de Magdala, venant d’être délivrée des sept esprits mauvais, qui est en scène, alors tout s’explique ! Le Christ l’en avait délivrée et elle vient le remercier. C’est peut-être d’abord pour le remercier de cet immense bienfait qu’elle s’est sentie poussée à le trouver chez Simon. Ce n’est qu’à ses pieds qu’elle fond en sanglots à cause de sa vie scandaleuse encore toute proche, et elle obtient le pardon de ses péchés.
Quatrième indice : L’Évangile de Jean dévoile l’identité de personnages que les synoptiques préféraient passer sous silence. Cet ‘anonymat protecteur’ est causé par le souci de ne pas compromettre les protagonistes pendant les premières persécutions dans l’Église. À l’inverse, Jean qui écrit après leur mort, peut livrer le nom de ces personnages pour que les générations futures de chrétiens puissent les identifier.
En conclusion, contre la thèse de l’identification, on se demandera toujours pourquoi les textes évangéliques ne la suggèrent pas plus clairement. Les évangélistes ne sont pas des journalistes dans le sens moderne du terme. L’argument fondamental en faveur de l’identification, c’est le récit johannique de l’onction à Béthanie. Les actes de Marie de Béthanie (Jn 12) ne sont pleinement intelligibles que s’ils ne sont que la répétition des gestes accomplis par la pécheresse en Lc 7, ensuite s’ils sont réellement l’anticipation prophétique d’une onction funéraire que Marie-Madeleine (Jn 20) aura plus tard le dessein d’accomplir mais qu’elle ne pourra réaliser à cause de la Résurrection.
Ajoutons que saint Augustin, fort de son expérience de converti, rétorque l’objection selon laquelle la pécheresse ne peut être Marie de Béthanie… La grande pécheresse peut au contraire devenir la grande sainte ! Voilà la merveille de la miséricorde !
Nous avons donc mis en évidence l’importance du témoignage johannique comme complément du témoignage des synoptiques. Terminons avec Lacordaire : quelle joie et quel profit que de contempler “dans l’unité d’une même gloire la pécheresse pleurant aux pieds de Jésus et les essuyant de ses cheveux, la sœur de Lazare assistant à la résurrection de son frère, l’amie fidèle debout à la Passion et à la mort de son bien-aimé, le suivant au tombeau et méritant de voir la première les splendeurs de sa Résurrection ! Toute division de cette gloire est chimérique”.♦
1. André Feuillet dans la Revue Thomiste “Les deux onctions faites sur Jésus et Marie-Madeleine”, 1975, p 358-394.