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Israël est à un tournant politique et constitutionnel. On vous explique pourquoi

Cécile Lemoine
12 septembre 2023
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Israël est à un tournant politique et constitutionnel. On vous explique pourquoi
La présidente de la Cour Suprême, Esther Hayut, entourée des autres juges, 30 juillet 2023 ©Yonatan Sindel/Flash90

Mardi 12 septembre, une séquence politique cruciale pour la démocratie israélienne va s’ouvrir. Pour la première fois, les 15 juges de la Cour Suprême vont être réunis pour débattre de l’avenir d’une loi qui fragilise leur rôle de contre-pouvoir, et place le pays au bord de la crise constitutionnelle. 


La Cour Suprême, c’est quoi ?

Fondée en 1948, la Cour Suprême est la plus haute instance judiciaire d’Israël. Dans un pays qui n’a jamais réussi à adopter de Constitution écrite, mais qui dispose de 11 Lois Fondamentales à la fois souples et lacunaires, le rôle de la Cour suprême israélienne a été et demeure fondamental car elle contribue à combler les insuffisances. Depuis un arrêt de 1995, la Haute Cour a donné un caractère constitutionnel à ces loi fondamentales : elles sont au-dessus des autres lois. 

Cela autorise les juges à restreindre le pouvoir de la Knesset grâce au contrôle de constitutionnalité : si une loi votée au Parlement porte atteinte à un des droits mentionnés dans les Lois fondamentales, elle peut être annulée par la Cour suprême.

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« Aujourd’hui, les pouvoirs exécutif et législatif sont concentrés autour de la Knesset, explique Dorit Koskas, adjointe au doyen de la faculté de droit de l’Université de Tel Aviv. Le seul organe qui limite le pouvoir politique en Israël, contrairement à d’autres démocraties où il en existe plusieurs, comme le Sénat, le Président…, c’est la Cour Suprême. »

Que se passe-t-il le 12 septembre ?

L’ensemble des 15 juges de la Cour Suprême vont se réunir, dans une première historique, pour écouter puis se prononcer sur le premier des quatre recours déposés par des acteurs de la société civile contre les lois déjà votées ou les projets de lois du gouvernement.

L’audience qui s’ouvre le 12 septembre portera sur la  « loi de raisonnabilité », l’un des textes les plus controversés. Voté le 24 juillet dernier, il a jeté des centaines de milliers d’Israéliens dans les rues, parfois dans de grandes marches, comme celle qui a relié Tel-Aviv à Jérusalem.

Arrivée de la marche des militants pro-démocratie à Jérusalem, le 22 juillet 2023 ©Yonatan Sindel/Flash90

Pourquoi cette loi est controversée ?

Depuis le 24 juillet, la Cour Suprême ne peut plus annuler une décision gouvernementale au motif qu’elle n’est pas « raisonnable ». Ce texte est un amendement à la Loi fondamentale, ce qui en fait « une loi au-dessus des lois ». C’est le premier volet du putsch judiciaire initié par la coalition de droite radicale et religieuse au pouvoir depuis janvier 2023.

La « raisonnabilité » est l’un des outils utilisés par les Juges pour réviser les décisions susceptibles d’avoir un impact sur les droits civils :  il s’agit d’établir si la décision a été prise de bonne foi, et suivant les principes d’égalité et de proportionnalité.

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Pour les opposants à la loi, les indéboulonnables manifestants pro-démocratie de la place « Kaplan » qui se réunissent par dizaines de milliers tous les samedis depuis 36 semaines, cette loi et le projet plus global de réforme sont une première étape vers un affaiblissement de la démocratie.

« Le tribunal sera moins en mesure de protéger les droits civils et humains, tandis que des personnes « loyales » au gouvernement pourront être nommées à des postes clés (procureur général, commissaire de police, procureur de l’État, ndlr), dénonce David Ben Ishay, un israélien d’origine française, administrateur des « Démocrates mobilisés » sur Facebook. C’est tout le système étatique qui serait corrompu. »

« Quand « l’iraisonnabilité » devient légal, le crime devient la loi » – Un panneau à l’occasion de la 36e semaine de manifestation à Tel Aviv, le 9 septembre 2023 ©Miriam Alster/Flash90

La coalition soutient que cette loi mettra fin à l’ingérence de la Cour Suprême dans la politique gouvernementale. L’interventionnisme des juges est critiqué par la droite depuis les années 1980, et ses militants comparent aujourd’hui l’institution à une « république bananière », gérée par une élite « de gauche » par laquelle ils ne se sentent pas représentés.

Pour le gouvernement, il s’agit de rendre leur juste place aux électeurs, dont la volonté est selon eux sapée par les décisions des tribunaux. « Si la Cour Suprême abolit la loi, elle abolit la voix du peuple qui a mis la droite au pouvoir, et donc la démocratie », estime Nicole, une israélienne venue de la colonie de Ma’ale Adumim pour dénoncer la « dictature de la Cour Suprême », à l’occasion d’une manifestation organisée par la droite à Jérusalem une semaine avant l’ouverture des audiences.

Quels sont les enjeux de cette audience ?

Ces recours vont relancer un débat vieux comme l’Etat d’Israël sur le statut et la nature de la Cour suprême. C’est la première fois que l’ensemble des 15 juges se réunit pour trancher un cas, et ça en dit long sur l’importance de leur décision : jamais ils ne se sont permis d’abroger une Loi Fondamentale.

Techniquement, ils le peuvent. Notamment « si une loi fondamentale porte gravement atteinte à l’essence d’Israël en tant qu’État juif et démocratique », estime Aaron Barak, ancien président de la Cour Suprême (1995-2006), dans une tribune publiée par Haaretz.

Vont-ils s’opposer frontalement aux branches élues du gouvernement en annulant la loi ? Ou vont-ils plutôt décider d’éviter une crise constitutionnelle en proposant une alternative ?

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Dans sa composition actuelle, le groupe des 15 juges pourrait être favorable à l’annulation de la loi. Par ailleurs, Esther Hayut, la présidente de la Cour Suprême doit quitter son poste en octobre, puisqu’elle aura atteint l’âge limite des 70 ans. Parce qu’elle est très critique à l’encontre de la réforme judiciaire menée par le gouvernement, certains pensent qu’elle pourrait profiter de son départ pour marquer les esprits par une décision radicale. Une sorte de chant du cygne en faveur de la démocratie.

La présidente de la Cour suprême Esther Hayut lors d’une audience à la Cour suprême de Jérusalem, le 3 août 2023 ©Yonatan Sindel/Flash90

Que peut-il se passer après ?

L’incertitude plane. Lundi 11 septembre, les médias israéliens se sont faits le relais de nouvelles discussions entre Benyamin Netanyahou et Benny Gantz, le chef d’un des partis d’opposition, autour d’un compromis qui permettrait « d’adoucir » la réforme judiciaire, et le cœur des juges de la Cour Suprême dans le même temps.

Si aucun compromis n’est trouvé, et que la Haute Cour abroge la loi, la question sera celle de la réaction du gouvernement. La semaine dernière, le président de la Knesset a affirmé que le Parlement ne « se laisserait pas marcher sur les pieds » en cas d’annulation de la loi. Des propos repartagés par le premier ministre Benyamin Netanyahou sur les réseaux sociaux.

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« Si le pouvoir exécutif refusait effectivement de se plier à la décision du pouvoir judiciaire, on se retrouverait dans un scénario où les dirigeants des institutions de sécurité d’Israël auraient à intervenir pour garantir l’État de droit et l’indépendance de la Cour. Mais l’armée n’est pas un corps homogène : si le commandement en chef soutient la Cour, on ne peut en dire de même pour l’armée du peuple. Les choses pourraient devenir incontrôlables », s’inquiète Mohamad Wattad, doyen de la faculté de droit du Collège Académique de Zefat et chercheur à l’Institut pour les études de sécurité nationale (INSS).

Pour David ben Ichay, leader du groupe « Démocrates mobilisés », le 12 septembre va marquer « le début d’une crise, qui peu importe son issue, va écrire l’histoire du pays ».

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