Derrière le noir et blanc des pashkevilim, une société haredi haute en couleurs
Papa j’ai peur ! L’iPhone et Internet nous mettent en danger !” Grandes lettres noires sur fond blanc. Les pashkevilim ne dérogent pas au code couleur local. Entassées sur des panneaux d’affichage ou placardées sur les murs des quartiers ultra-orthodoxes de Mea Shearim à Jérusalem, ou de Bnei Brak à côté de Tel Aviv, ces larges affiches sont inséparables du paysage et de la culture des communautés haredi (craignant-Dieu), qui vivent coupées de la modernité et du reste de la société israélienne pour observer une vie religieuse stricte. Si le contenu de ces grands posters sans image reste sibyllin aux non-hébréophones, ils offrent aux initiés, par leurs slogans volontairement dramatiques et tape-à-l’œil, un aperçu de la variété des inquiétudes et des débats qui préoccupent la société ultra-orthodoxe : “Comme des brebis vers l’abattoir ? Les meilleurs de nos fils courent un terrible danger, à cause de l’épée du service militaire levée au-dessus de leur tête, et nous restons silencieux ?”, peut-on lire sur une affiche qui s’alarme d’un projet de réforme visant à conscrire les jeunes ultra-orthodoxes, jusque-là exemptés de service militaire.
Tradition romaine
Le pashkevil dérive des “pasquinades”, dont la tradition remonte à la Rome du XVIe siècle. À l’époque, une main anonyme placarde un pamphlet critiquant la cour pontificale sur le socle d’une statue romaine sans tête baptisée “Pasquino”. Ces petits textes satiriques se généralisent et malgré l’opposition de l’Église, les statues commencent à se “parler” chaque soir à coup de “pasquinades”. De Rome, le phénomène se propage en Europe. Le terme allemand pasquill se glisse dans la langue yiddish, et l’immigration juive ashkénaze l’importe à Jérusalem, où sa pratique est recensée depuis 1841, date de l’introduction de l’imprimerie en Israël.
S’il existe une presse ultra-orthodoxe officielle, les pashkevilim s’imposent plutôt comme un canal de communication informel, populaire, bon marché et surtout radical. “Généralement, ils dénoncent des phénomènes sociaux qui sont perçus comme dangereux : l’utilisation d’Internet, la désacralisation du shabbat, la mode immodeste, la mainmise de l’État israélien sur l’éducation“, liste Kimmy Caplan, historien des communautés haredim à l’Université Bar-Ilan. “Parfois ils s’en prennent à des individus : un chanteur qui se produit devant un public féminin, un magasin de médias qui vend des téléphones “non-cacher”, complète Hananel Rosenberg, professeur de communication à l’Université d’Ariel qui a étudié le rôle des pashkevilim dans une campagne menée par des responsables ultra-orthodoxes contre les téléphones portables en 2015.
“L’outil des faibles”
Placardées la nuit, à la sauvette, ces affiches restent largement anonymes. Ce qui permet à leurs auteurs de défier les autorités politiques et religieuses sans craindre les conséquences de leurs attaques parfois virulentes. “Le pashkevil, c’est l’outil des faibles, d’une minorité radicale qui veut rester anonyme”, souligne Tsuriel Rashi, professeur de communication à l’Université d’Ariel. “Dans des sociétés où le contrôle est permanent, les pashkevilim sont un espace d’expression qui n’est pas supervisé, ce qui en fait une soupape de décompression”, estime Kimmy Caplan. Quand ils sont signés, c’est souvent par des sous-groupes extrémistes comme Eda Haharedit (ultra-orthodoxes antisionistes opposés à l’État d’Israël).
Entre leurs caractères en noir et blanc, les pashkevilim donnent à voir tout l’arc-en-ciel ultra-orthodoxe. “Chaque sous-communauté a ses propres opinions sur tel ou tel sujet, elles se répondent. Elles ont un langage qui leur est propre : les références aux textes bibliques sont nombreuses, ce qui crée un monde d’associations unique, et adressé à leur public en interne”, explique Kimmy Caplan. Ces affiches prouvent aussi la force de l’écrit dans une société coupée des moyens d’information modernes et qui vit beaucoup dehors. “Tout le monde les lit ! Ils font partie intégrante du mode de vie ultra-orthodoxe, mais leur impact réel est généralement très faible, note Hananal Rosenberg. Les médias traditionnels, qu’ils soient imprimés ou électroniques, ont plus de pouvoir, de légitimité, et sont considérés comme plus fiables par le public.” Loin d’être le miroir de la société haredi, les pashkevilim sont plutôt un phénomène lié à son extrémisme.♦
Le collectionneur de pashkevilim
Yoel Krois a 52 ans et il est le père de 18 enfants. Résident du quartier ultra-orthodoxe de Mea Shearim à Jérusalem, il fait partie du groupuscule hassidique antisioniste Toldot Aharon, dont il est le porte-parole. Cette communauté refuse toute interaction avec l’État d’Israël. Ils ne payent pas de taxes, ne bénéficient pas du système de soin, se disent prêt à faire partie d’un État palestinien… Israël ne sera un “État juif” que lorsque le Messie viendra et que sa gouvernance sera régie par les lois de la Torah. Cela fait 30 ans que Yoel Krois collectionne les pashkevilim.
Plus de 20 000 de ces affiches sont stockées dans des classeurs noirs, vaguement organisés par sujets et empilés dans tous les coins d’une petite pièce attenante à sa maison. Si une interdiction religieuse datant de 100 ans l’empêche de mettre les pieds à la Bibliothèque nationale d’Israël (BNI) en raison de la collection de livres non-sacrés qui s’y trouve, Yoel Krois s’est employé, en 2011, à numériser une à une ses affiches pour les rendre accessibles sur le site de la BNI. “Il voulait que sa collection vive pour toujours”, raconte Hezi Amiur, le conservateur de la Bibliothèque, ravi d’un tel don : “Il a permis aux chercheurs de se pencher sur un phénomène qui aide à mieux comprendre la communauté haredi”. Une autre donation, réalisée en 2021 par la veuve du sociologue Menahem Friedman, spécialiste des ultra-orthodoxes qui a scrupuleusement photographié plus de 20 000 pashkevilim tout au long de ses années de recherches, a permis
à la BNI d’augmenter considérablement un fonds désormais riche de plus de 50 000 affiches, entièrement consultables en ligne. Le plus vieux pashkevil de la Bibliothèque remonte à 1841.
Ses auteurs s’y opposaient notamment aux relations commerciales avec des prêtres chrétiens.