Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible
100 ANS DU SBF

Nous, sentinelles de l’Écriture

Frère Rosario Pierri, ofm., doyen du Studium Biblicum Franciscanum
27 mars 2024
email whatsapp whatsapp facebook twitter version imprimable
Enseignants et étudiants du Sbf sur une photo de 1984. © Photos Archives SBF

Cette année, la faculté de sciences bibliques et archéologiques de la Custodie a cent ans. D’un numéro à l’autre nous allons célébrer ce siècle. Un peu d’histoire pour commencer. Comment le Studium Biblicum Franciscanum est-il né, et que représente-t-il aujourd’hui ? De “l’illumination” du Père Giannini à l’activité scientifique actuelle.


Notre Studium, qui compte cette année cent ans d’activité, est né au sein de la Custodie de Terre Sainte qui a fêté ses huit-cents ans en 2017. On peut dire que c’en est une émanation.

Des siècles d’histoire, vécus souvent en première ligne, pèsent de tout leur poids, et cet héritage s’est transmis à notre école qui, bien qu’elle résulte officiellement d’une décision du custode Ferdinando Diotallevi (1869-1957), est avant tout l’aboutissement naturel d’un processus bien plus ancien.
Le père Michele Piccirillo écrit dans l’un de ses grands essais : “L’intérêt que portent les frères mineurs aux Lieux Saints fait qu’on voit apparaître, dès les origines de l’Ordre, une activité littéraire franciscaine sur la Terre Sainte, accompagnée de la publication de guides et de cartes qui sont les prémisses de la palestinologie moderne” (1).

Faute de place, nous ne nous arrêterons pas sur les deux premiers siècles d’existence de l’Ordre franciscain, mais on peut dire, qu’à l’exemple de saint François, la Terre Sainte fut au centre de l’intérêt des frères. Je me bornerai, pour cette période, à rappeler le souvenir de Ruggero Bacone (1220-1292 environ), “le premier grand orientaliste franciscain à s’intéresser à la topographie ainsi qu’à la linguistique orientale, qui réalisa une grammaire grecque et hébraïque, connaissait l’arabe et le syriaque (chaldéen)”, et auquel on doit deux ouvrages sur la Terre Sainte : De situ Terrae Sanctae et De Locis Sanctis.

Père Stanislao Loffreda, archéologue, au travail dans les ateliers techniques du Sbf. © Photos Archives SBF

On peut, pour commencer, citer quelques dates qui ont marqué l’histoire de la recherche biblique. En 1455 Johannes Gutenberg imprime la Vulgate ; en 1488 l’éditeur Soncino publie la Bible hébraïque vocalisée avec accents ; en 1516 Érasme de Rotterdam fait paraître le Nouveau Testament en grec. Et que se passe-t-il en outre-mer, ces années-là ?

Rigoureusement scientifique

Au XVe siècle le principal ouvrage sur la Terre Sainte, qui témoigne d’ailleurs d’une conception plus large que celle d’autres auteurs, est dû au frère Francesco Suriano qui, en 1485, a publié le Trattato di Terra Santa e dell’Oriente [Traité de Terre Sainte et de l’Orient]. Il a voyagé dès son plus jeune âge avec ses parents, commerçants de métier. Entré dans l’Ordre des frères mineurs à 25 ans, il y a reçu la charge de custode de Terre Sainte et de vicaire apostolique pour l’Orient, en 1493.

Rappelons aussi le souvenir du frère Gabriele Bruno, né à Venise dans la première moitié du XVe siècle. On sait de lui qu’il fut professeur d’Écriture Sainte et de théologie, inquisiteur et custode (ministre de la Province franciscaine) de Terre Sainte. Il réalisa, pour une édition de la Vulgate de 1500, la Table alphabétique imprimée en tête d’ouvrage, et l’Interpretationes nominum hebraicorum, avec des références marginales.

Selon le père Bellarmino Bagatti, le franciscain Bernardino Amico, est “le seul dessinateur des Lieux Saints à se fonder sur des mesures précises au caractère rigoureusement scientifique”. Les dessins contenus dans son Trattato delle piante, et imagini dei sacri edificii di Terra Santa [Traité des plans, et images des édifices sacrés de Terre Sainte] (1609) ont servi de modèles à la construction des chapelles des Monts Sacrés.

Les Lieux Saints, et surtout les sanctuaires existants, continuent de focaliser l’intérêt. Celui qui va rassembler les traditions locales et les matériaux publiés préalablement, est le père Francesco Quaresmi, auteur de l’Elucidatio Terrae Sanctae (Anvers, 1639). Voici comment l’auteur présente le principe sur lequel il s’est fondé pour composer son ouvrage, qui l’a occupé de 1626 à 1636 : “Notre finalité ultime est de traiter des Lieux Saints avec le plus possible de clarté et de précision”(2).

Le frère Tommaso Obicini da Novara, connu pour être un orientaliste large d’esprit, a été à deux reprises custode de Terre Sainte. Confirmé dans sa charge en 1621, “il partit pour Rome où il décida, un an plus tard, de se consacrer à l’enseignement. Il proposa à la Congrégation pour la Propagation de la foi d’autoriser l’ouverture d’une école d’enseignement de l’arabe, dans le couvent de San Pietro in Montorio. (…) Se trouvant à Milan en 1627, il y collabora à la commande des codex orientaux de la Bibliothèque Ambrosienne” (3).

Mais que se passait-il au même moment en Europe, sur le plan des études bibliques ?

Les pères archéologues Virgilio Corbo (à gauche) et Stanislao Loffreda en discussion lors des fouilles de l’Hérodion en 1962. © Photos Archives SBF

étude “critique” de la Bible

En 1650 Louis Cappel publie sa Critica Sacra ; en 1678 Richard Simon édite l’Histoire critique du Vieux Testament. Ces auteurs expriment évidemment une réflexion qui s’affermissait depuis longtemps, qui avait pris conscience d’elle-même, et qui à présent s’imposait. La “critique sacrée” naissait (dit-on) en réaction à l’exégèse médiévale fondée sur les quatre sens de l’Écriture. Louis Cappel (1585-1658), après avoir démontré (en 1624) que l’hébreu de l’Ancien Testament avait été vocalisé à l’ère chrétienne (Arcanum punctationis revelatum), ne se limitait pas, dans son ouvrage principal, Critica Sacra, à expliquer le travail des Massorètes, mais soutenait qu’il fallait retoucher le texte à l’aide de traductions. Il faut observer ici que, pour la première fois, on appliquait le terme de “critique” à une étude du texte biblique.

La voie était désormais ouverte, et Richard Simon (1638-1712), orientaliste français, publia en 1678 l’Histoire critique du Vieux Testament, où l’on appliquait aux textes bibliques les mêmes critères que ceux utilisés pour l’étude de n’importe quel texte. L’idée qu’il fallait d’abord situer le texte au niveau historique s’était imposée, avec tout ce que cette approche impliquait, puisque cette prétendue historicité allait devenir le moyen de vérifier la fiabilité, puis la véracité des textes bibliques. L’orientation historique introduite par les études bibliques allait se combiner à l’analyse littéraire des textes, posant les bases de l’exégèse critique.
Il y eut à ce moment trois orientations principales prises par les frères de Terre Sainte, tout comme par bien d’autres chercheurs de l’époque : le rétablissement des traditions locales liées aux Lieux Saints, surtout chrétiens, et l’étude de leurs sources ; la description de ces lieux et de leur environnement, avec un certain intérêt pour l’ethnographie ; l’étude des langues bibliques et locales. Le texte biblique fut sans aucun doute au centre de leur activité de recherche ; ce ne fut pas autant le cas pour les nouveaux horizons qui s’ouvraient sur le versant de la critique.

Et nous en venons à la période proche de la fondation du SBF. Cent ans, pour une institution comme le Studium, c’est une étape considérable, surtout si on relie ces années aux événements et activités ayant marqué le début du siècle dernier. Le 30 octobre 1902 fut instituée la Commission Biblique ; le 7 mai 1909 le pape Pie X fonda l’Institut Biblique Pontifical. À Jérusalem, l’École Biblique fonctionnait depuis 1890.

On était en plein débat sur le modernisme chez les catholiques, avec l’idée qu’il fallait repenser la compréhension et l’expression des contenus de la foi, l’exégèse biblique, la philosophie, l’histoire de l’Église et même l’expérience religieuse, en tenant compte des besoins de la société contemporaine. On ne pouvait rester les bras croisés face aux avancées fulgurantes des courants de pensée militants qui s’opposaient à ce que préconisait l’Église, et celle-ci fournit une réponse. Il venait d’y avoir une période d’exploration du Proche-Orient, mais elle n’était pas achevée et offrait surtout à l’exégèse et à l’Histoire, biblique ou non, une abondance de données et d’interprétations qui allaient demander des décennies d’assimilation(4).

Le père Frédéric Manns s’était spécialisé dans la lecture juive du Nouveau Testament “parce que c’est là que sont nos racines”. © Photos Archives SBF

Controverse

Quelques dizaines d’années auparavant, l’Américain Edward Robinson avait débarqué en Terre Sainte, et sa contribution à la connaissance de la géographie des terres bibliques et de l’environnement avait été fondamentale. Son impact, accompagné de publications et de témoignages des siècles précédents, fut toutefois ouvertement empreint de partialité. Le chercheur prévient en effet le lecteur qui consulte son ouvrage que, pendant plus de 15 siècles, les témoignages sur Jérusalem ont été entachés d’erreurs liées à la piété et à la superstition ; que, depuis l’époque des Croisés, les pèlerins et visiteurs ont été les hôtes de couvents, et ont donc vu Jérusalem à travers les yeux des moines ou des frères les ayant accueillis. Pour éviter d’être lui-même contaminé, il se vante de s’être tenu soigneusement à l’écart des couvents et n’avoir jamais parlé à un moine. Les études entreprises ont rétabli les choses, contrairement à cette propagande, et “les livres écrits à l’époque croisée et après sont publiés, lus et utilisés par les chercheurs modernes”(5).

C’est dans ce climat de controverse plus ou moins manifeste que s’inscrit l’intervention du custode de Terre Sainte, le père Frediano Giannini, observateur attentif et homme déterminé. Le p. Giannini estima opportun que la Custodie de Terre Sainte prenne position face à ceux qui tendaient à confiner dans le genre dévotionnel l’œuvre accomplie par les frères depuis sept siècles. Réaction qui n’est pas d’abord d’ordre apologétique, mais s’explique plutôt par le souci de donner raison au mandat que l’Église avait confié aux franciscains de garder la Terre Sainte, et pas seulement les Lieux Saints. Un sain réalisme le poussa à écrire au ministre général de l’Ordre des frères mineurs, le père Aloysius Lauer : “En somme, Très Révérend Père, s’il fallait que j’énumère tous les avantages dont ce dessein est porteur, je n’en finirais pas (…). Ces avantages sont : 1) la facilité à visiter les lieux, les monuments, les vestiges, et à disposer de tous les livres et publications permettant ce genre d’études, et donc la certitude qu’ici, mieux que nulle part ailleurs, pourront se former des maîtres en science biblique au service des Provinces ; 2) le fait qu’un enseignement complet d’études bibliques en Palestine soit le seul moyen de préparer une nouvelle Illustratio Terrae Sanctae, enrichie de tous les apports de la science moderne ; cela est nécessaire pour que l’on voie que les franciscains ne se contentent pas d’être les gardiens matériels des sanctuaires”.

Pour les enseignants du SBF, la relation à l’Écriture Sainte ne pouvait être, et ne peut toujours être que directe, comme on procède avec un objet qui pourrait être une lanterne.

Il est encore plus explicite dans sa lettre adressée au p. David Fleming, élu vicaire général de l’Ordre à la suite du décès du ministre général : “Je me permets de vous recommander, Très Révérend Père, le projet déjà approuvé d’ériger ici, à la Sainte Custodie, un Studium biblique… Cela nous est plus nécessaire que le pain que nous mangeons, si nous ne voulons pas que les ennemis des vraies traditions palestiniennes l’emportent sur nous, ainsi que sur la vérité et les intérêts catholiques en ces lieux”.

Méthodes confrontées au réel

L’entreprise, qui n’a pas été comprise par tout le monde, requérait du courage et un investissement qui, avec le temps, s’est avéré providentiel et efficace. On ressent aussi de l’émotion devant ce que le custode Ferdinando Diotallevi avait dit le jour de l’inauguration du SBF, le 7 janvier 1924 : “Le Studium s’ouvre avec peu de professeurs… et peu d’étudiants… Mais qui pourrait juger de ce que sera le midi en regardant le premier lever de soleil ? Peut-être verrons-nous d’autres sommets s’illuminer”. Le Studium naissait à proximité de l’Esplanade du Temple, et l’intrépide custode avait voulu s’inspirer de l’exhortation du prophète Zacharie en faveur de la reconstruction du Temple, entreprise par Zorobabel : “Qui donc osera mépriser le jour de ces modestes commencements ? (Za 4, 10)” Que de sommets se sont illuminés depuis lors !

Le premier directeur du Studium fut le père Gaudenzio Orfali (1889-1926), auquel on doit la reconstruction de la synagogue de Capharnaüm et les premières fouilles de Gethsémani, un début en archéologie pas vraiment modeste, et qui allait tracer un sillon qui marquerait l’histoire du Studium. Depuis lors, l’école s’est développée en se faisant une place propre au sein des centres de recherche de l’Ordre des frères mineurs et de l’Église, et elle a atteint son sommet, je crois, le 4 septembre 2001, lorsque la Congrégation pour l’Éducation catholique (des séminaires et institutions d’Enseignement) a émis le décret d’érection du SBF en Facultas Scientiarum Biblicarum et Archaeologiae, ce à quoi les membres du SBF n’avaient eux-mêmes jamais aspiré.

C’est indéniablement surtout pour l’archéologie que le SBF est connu aujourd’hui, mais cela ne s’y limite pas, comme le montrent les titres et articles de la revue Liber Annuus et ceux des volumes publiés dans les diverses collections de la Faculté. Quelques chiffres : Liber Annuus, 72 volumes ; Collectio Maior, 58 ; Collectio Minor, 46 ; Analecta, 94 ; Museum, 19.

Comment le SBF a-t-il traversé ce siècle, tout aussi tourmenté que les deux précédents dans le domaine délicat des études bibliques ? Pour que l’on comprenne bien l’enjeu, rappelons simplement l’article du père dominicain François Dreyfus, maître de conférences à l’École Biblique, paru en 1975 dans la Revue Biblique, Exégèse en Sorbonne, exégèse en Église. L’auteur y visait toutes ces méthodes qui, au lieu d’expliquer les textes bibliques, les rendent incompréhensibles, créant ainsi une barrière infranchissable entre les croyants et la Bible, qui se trouve alors réduite à un hortus conclusus (6) pour spécialistes.

Lire aussi >> 100 ans d’enseignement biblique et archéologique à Jérusalem

Pour les enseignants du SBF, la relation à l’Écriture Sainte ne pouvait être, et ne peut toujours être que directe, comme on procède avec un objet qui pourrait être une lanterne. La nécessaire attention que l’on porte aux nouvelles méthodes ou approches qui se sont imposées progressivement dans l’académie, a toujours dû se confronter, dans nos classes, au réel et surtout à l’Histoire.

Si je devais choisir une image pour définir le rôle du SBF dans le panorama des institutions académiques de recherche et de formation sur le plan biblique, j’utiliserais celle de sentinelle.

Le p. Giannini avait eu une illumination. Sa conception des études bibliques s’est incarnée dans le SBF et trouve sa force dans la familiarité que les membres de l’école, et les étudiants qui la fréquentent, mûrissent avec la Terre Sainte. Ce modèle s’est maintenant répandu, et diverses institutions envoient leurs étudiants en Terre Sainte pour des périodes plus ou moins longues consacrées à visiter et à étudier les lieux. La Terre Sainte est vraiment, en ce sens, le Cinquième Évangile des spécialistes de la Bible.

Le SBF a joué son rôle et continuera de le jouer avec discrétion, en étant totalement impliqué dans les événements historiques qui caractérisent cette terre qui, comme vous en conviendrez, a grand besoin de paix.

1. M. Piccirillo,
La scuola di Palestinologia francescana [L’école de Palestinologie franciscaine], in M. S. Calò Mariani [éd.],
Il cammino di Gerusalemme [Le chemin de Jérusalem], Bari 2002, p. 197.

2. M. Piccirillo, ibidem, p. 203.

3. M. Piccirillo, ibidem, p. 204.

4. Pour une vue d’ensemble de la relation entre orientalisme et études bibliques, cf. T. Vuk, Bibbia tra orientalistica
e storiografia.
Una introduzione,
[Bible entre orientalisme et historiographie. Introduction], Milan, 2021, 27-164.

5. Piccirillo, ibidem, pp. 191-192.

6. Hortus conclusus : jardin clos (note de traduction).

Dernière mise à jour: 12/07/2024 19:38

Sur le même sujet