À la frontière avec le Liban, la minorité chrétienne en empathie avec ses voisins juifs
Fassuta se prépare à la guerre. Perché sur une des verdoyantes collines du nord de la Galilée, ce tranquille petit village, peuplé à 100 % de chrétiens arabes melkites, est situé à 3,5km de la frontière avec le Liban. La grande croix installée sur le toit d’une des trois églises s’illumine la nuit, ne laissant aucun doute sur l’identité de ses habitants.
Dans les ruelles trempées par les pluies hivernales, un camion vrombit. Son bras mécanique livre un générateur sur le toit d’une épicerie. “Le gouvernement nous a demandé d’être prêt au cas où ça dégénèrerait avec le Hezbollah”, explique Sami, le fils du propriétaire, en gardant un œil sur les opérations. L’engin leur permettra d’être autonomes en électricité et de continuer à faire tourner la boutique.
À Fassuta, on redoute que le Hezbollah ne se lance dans la même opération que le Hamas en s’infiltrant à travers la frontière. “Avant les portes de nos maisons étaient toujours ouvertes, raconte Rima Khoury, professeur d’anglais à l’école du village. Depuis le 7 octobre la peur s’est insinuée et on verrouille nos maisons.” Le Hezbollah a exprimé son soutien au Hamas en tirant des roquettes vers Israël dès le lendemain des massacres. Depuis, le “front nord” est scruté avec inquiétude : l’armée israélienne et les milices chiites du parti de Dieu, bien mieux armées que le Hamas, jouent un jeu dangereux, multipliant les tirs d’intimidation et de riposte. Au moindre dérapage, le conflit pourrait basculer.
Pas d’évacuation
Face au risque d’escalade le ministère de la Défense israélien a rapidement ordonné d’évacuer les 40 villages et communautés situés dans une bande de 5km après la frontière libanaise, soit près de 60 000 personnes. À Fassuta, pourtant concernée, les départs n’étaient pas obligatoires : “Aucune compensation ne nous a été offerte”, glisse Rima Khoury, qui ne veut pas y voir de discriminations contre la minorité arabe, bien que seuls les citoyens juifs aient été relogés dans les hôtels du pays : “Comme dans tout ce que ce gouvernement décide, je pense que c’est plutôt un manque de logique”.
Faire le bien à notre échelle
Rima ne fait plus classe à l’école, mais dans un des quelques abris du village dont la tranquillité est désormais dérangée par le bourdonnement des avions et les détonations sourdes des tirs d’artillerie. “La frontière est si proche qu’on reçoit toujours les notifications des alertes à la roquette après qu’elles sont tombées ou interceptées”, s’amuse Rima. Tout s’est arrêté à Fassuta. Les groupes d’Israéliens curieux ne sont pas venus pour Noël. Rima a mis sur pause les cours de dessin et les rencontres qu’elle organise à Beit Rima, un centre communautaire pour les femmes aménagé dans l’ancienne demeure de ses grands-parents.
Petit havre de douceur et de créativité, Beit Rima reflète la douleur de sa pétillante fondatrice depuis le 7 octobre. Une grande banderole “Bring them home now” (Ramenez-les à la maison maintenant), a été accrochée, en soutien aux otages toujours retenus à Gaza en cette mi-janvier 2024, au-dessus de canapés qui débordent de coussins brodés de tatreez, le point de croix palestinien.
Lire aussi >> Chrétiens de Galilée: « Elle est aussi à nous, cette terre! »
Le mobilier et les photos racontent l’héritage palestinien d’une maison désormais pleinement ancrée dans la réalité israélienne : “Je ne peux pas effacer l’histoire de mes grands-parents, mais je suis née avec la citoyenneté israélienne et j’ai grandi entourée d’Israéliens. Ce sont mes voisins et les relations sont bonnes ici. Quelque chose d’insupportable est arrivé le 7 octobre, et je ne peux pas dire ‘Je n’ai rien à voir avec tout ça’, explique Rima, le regard brillant derrière de larges lunettes qui ajoutent au caractère de son visage. Ma grand-mère disait, on ne peut pas sauver le monde, alors essayons de faire le bien à notre échelle, dans nos maisons. Tout le pays vient à Beit Rima, poursuit-elle. Les murs devaient montrer la douleur, le tourment. Je ne pouvais pas exprimer ça mieux qu’avec l’art.”
Un état d’esprit qui ne fait pas l’unanimité. Pour certains habitants du village, Rima Khoury est celle qui “aime Israël”. Relevant davantage du constat que de la critique, le commentaire est le reflet du dilemme auquel font face ces chrétiens au croisement d’identités multiples et contradictoires. Comment se définir ? Qui suis-je ? Comment est-ce que je me présente aux autres ? Rien de nouveau, mais un défi dans le contexte actuel de crispation identitaire. “Mon peuple est en guerre contre mon pays”, résume avec finesse Hyam Tannous, chrétienne originaire de Haïfa, synthétisant le conflit intérieur de la majorité de cette population bien intégrée au monde israélien, qui ne veut pour autant pas renier son héritage palestinien.
“C’est toujours compliqué, surtout à l’étranger, d’expliquer ce que je suis”, lance Assarah. Chrétienne maronite de Jish, village à 80 % chrétien à quelques kilomètres au sud de Fassuta, Assarah vient d’ouvrir un magasin comme seuls les chrétiens peuvent en tenir : charcuterie, fromage et vin se partagent les étagères. Ni très casher, ni très halal. “Arabe, chrétienne, israélienne… Les gens ne savent même pas que les arabes peuvent être chrétiens. Alors je fais simple : je dis que je suis israélienne et chrétienne, poursuit l’entrepreneuse qui estime que la guerre l’a changée. Je ne comprends pas les gens de Gaza. Après les massacres du 7 octobre, j’ai arrêté de me soucier d’eux.”
“Arabe, chrétienne, israélienne… Les gens ne savent même pas que les arabes peuvent être chrétiens.
“Mon seul espoir, c’est Israël”
Certains chrétiens ont évacué le sujet identitaire en se créant leur propre catégorie : ils ne sont plus arabes, mais araméens. Depuis 2017, il est possible de faire apparaître cette différence sur les cartes d’identité israéliennes.
Le résultat de sept ans de plaidoyer par Shadi Halloul. La poigne ferme, le visage ouvert et le corps alerte, ce chrétien maronite est originaire du village chrétien de Birim, dépeuplé en 1948. “L’araméen est une langue, une culture, une identité : Abraham, Isaac et Jacob étaient des Araméens, explique Shadi en passant sa main sur la couverture usée d’une Bible araméenne vieille de 400 ans. Jésus parlait l’araméen. L’Église qui fut fondée par Pierre avait un rite en araméen. Nos origines sont ici, en Terre d’Israël. Nous sommes les premiers chrétiens. L’église maronite se définit comme syriaque araméenne, elle a été fondée à Antioche de Syrie. Nos principales prières se récitent toujours dans cette langue.”
L’identité araméenne s’obtient après un coûteux processus devant la Cour Suprême, trois critères devant être remplis : être originaire du Moyen-Orient, parler couramment l’araméen et appartenir à l’une des confessions dont la liturgie se pratique toujours dans cette langue ancienne (maronite, syrienne-catholique, syrienne-orthodoxe). D’après un décompte effectué en 2013 par le quotidien israélien Hayom, près de 10 000 personnes seraient concernées. Fort de cette réussite et convaincu de la nécessité de repeupler les villages chrétiens de Birim et Iqrit, Shadi Halloul s’est lancé dans la politique en se portant candidat aux élections législatives israéliennes de 2022, pour “porter la voix des chrétiens à la Knesset”, dit-il. “Si les arabes prennent le pouvoir dans ce pays, ce sera la fin des chrétiens. Tout le monde va partir, lance-t-il en assimilant l’arabité à l’islam. Mon seul espoir, c’est avec Israël, État juif et démocratique où je peux exercer librement ma religion.” Un drapeau israélien est plié dans un coin de sa maison à Jish.
Ancien lieutenant dans une division de parachutistes de l’armée israélienne, Shadi Halloul œuvre aujourd’hui à l’échelle de son association “Israéliens chrétiens araméens” pour que les chrétiens se portent volontaires au service militaire. “J’ai rejoint l’armée parce que je suis fier de mon pays”, expose celui qui est aussi responsable des relations publiques au Centre Alma pour la recherche et l’éducation, qui documente le conflit avec le Liban. Près de 253 chrétiens serviraient actuellement dans les rangs de l’armée et de la police des frontières. En 2014 ils n’étaient qu’une centaine. Un phénomène largement minoritaire, mais une réalité cependant, parmi la mosaïque des expériences chrétiennes du conflit en Terre Sainte.
FOCUS
Chiffres
Près de 187 900 chrétiens vivaient en Israël en 2023 (1,9 % de la population), d’après le Bureau central des statistiques israélien.
Parmi eux 75,3 % sont arabes, soit environ 141 500 personnes, qui habitent surtout dans les villes du nord : Nazareth, Haïfa, Shefar’am… mais aussi à Jérusalem.
Dernière mise à jour: 12/07/2024 19:46