La particularité de ce terrain de fouilles est sa haute portée spirituelle et historique, puisqu’il est lié à la mémoire du lieu où les bergers reçurent l’annonce de la naissance de Jésus par les anges, selon ce qu’a transmis l’Évangile de Luc (2, 8-20).
Le lien établi avec cet endroit a favorisé, probablement dès le IVe siècle, l’émergence d’un site monastique qui se déploya considérablement, surtout au VIe siècle, avant d’être abandonné, peut-être lors de la conquête islamique de la région. L’objectif du projet actuel est de faire avancer les fouilles du monastère afin, non seulement de progresser dans la recherche scientifique, mais aussi d’intégrer l’ensemble dans le parcours du sanctuaire existant et déjà mis en valeur par la Custodie qui en est propriétaire.
En effet, les Franciscains firent l’acquisition du site à la fin du XIXe siècle. Depuis, ils accueillent des centaines de visiteurs par jour. C’est afin de donner une plus grande place à l’histoire du Champ des bergers, et permettre d’en mieux connaître l’historique que la Custodie a signé une convention tripartite avec le PIAC et le ministère du Tourisme et des Antiquités de Palestine. Les recherches doivent contribuer à confirmer la valeur historique et la spécificité du site ainsi qu’à renforcer le message de foi et de communion entre les peuples, dans une région qui, comme on le sait, vit des moments très difficiles.
Sources permettant d’identifier le site
D’après les documents dont on dispose, la localité actuelle de Beit Sahour repose sur d’anciennes propriétés foncières qui s’étendaient de Bethléem à la mer Morte et appartenaient à un personnage biblique important nommé Booz, dont il est question dans le livre de Ruth. Il y est dit en effet que Ruth, arrivée à Bethléem alors qu’elle était veuve, avec sa belle-mère Noémie, se mit par nécessité à glaner dans ces champs, et que Booz le lui permit pour lui venir en aide et pouvoir l’épouser. Bien que Ruth fût Moabite, les anciens de la ville autorisèrent le mariage (Rt 4, 11-12) dont naquit Obed, père de Jessé, lui-même père de David, et qui fait donc partie de la généalogie de Jésus (Mt 1, 5-6).
Celui qui, pour la première fois, fait plus précisément référence au village de Beit Sahour est saint Jérôme, dans son épître 147, où il situe dans cette zone “la tour d’Eder, c’est-à-dire du troupeau, auprès de laquelle Jacob faisait paître son troupeau et où les bergers, alors qu’ils veillaient la nuit, méritèrent d’entendre : Gloire à Dieu […]”.
Il s’agirait en fait précisément du bâtiment “Turris Ader” dont parle le prophète Michée (4, 8) à propos de la gloire future de Jérusalem, ou même de Migdal Eder, ce qui en hébreu signifie précisément “tour du troupeau”, dont il est question dans l’histoire du patriarche Jacob (Gn 35, 21). Aucune mention n’en est faite dans les écrits d’Eusèbe de Césarée, biographe de l’empereur Constantin, ni dans l’Itinerarium Hierosolymitanum (ou Anonyme de Bordeaux), qui lui est contemporain et fut rédigé par un pèlerin en 333-334 : tous deux ne parlent que de la proximité de la tombe de Rachel, qui se trouve sur la route menant à Jérusalem.
L’évêque gaulois Arculphe, pèlerin en Terre Sainte au VIIe siècle, a vu et visité une tour, dite “de Gader”, à un mille de distance de Bethléem. Dans son journal de voyage, on comprend qu’il s’agit bien de la célèbre “tour du troupeau” puisqu’il l’associe à une église dite des Trois bergers, élevée pour conserver leurs dépouilles. Il nous est impossible de savoir si cette église est celle qu’on a retrouvée lors des recherches archéologiques récentes, car elle a très bien pu être détruite au cours de l’invasion des Perses en 614 ap. J.-C.
On fait encore mémoire des bergers à la fin du IXe siècle, quand les moines Bernard et Épiphane attestent qu’il existe en ce lieu un monastère Sanctorum Pastorum. Puis, au temps des Croisades, le diacre Pierre écrit, en 1137 : “À proximité de Bethléem, il existe une église dite Ad Pastores, située dans un grand espace vert et clos où se trouve aussi une grotte splendide, dotée d’un autel, en souvenir de l’annonce que l’ange fit aux bergers.”
La référence topographique à la distance d’un mille de Bethléem est reprise dans deux autres chroniques de la seconde moitié du XIIe siècle : celle du pèlerin Jean de Würzburg et celle de Théodoric, qui étaient probablement moines tous les deux. À la même époque, Jean Phocas atteste de l’existence d’un monastère cénobitique en ce lieu. Par la suite, les journaux de voyageurs en Terre Sainte ne parlent plus du tout ni de l’église, qui était peut-être à l’abandon, ni du monastère, sans doute déserté lui aussi.
Premiers résultats des fouilles de 2023
Le site connu pour être le Champ des bergers a été redécouvert au milieu du XIXe siècle par Carlo Guarmani, fonctionnaire de l’Ambassade impériale de France en Terre Sainte. Il procéda aux premières fouilles, mais en étant encore loin d’appliquer une méthode scientifique rigoureuse. Entre 1889 et 1906, la Custodie de Terre Sainte entreprit d’acquérir des terres, là où des ruines monastiques semblaient prometteuses. La Custodie encouragea aussi de nouvelles recherches au milieu du XXe siècle, sous la direction du père Virgilio Corbo, après que de premières explorations, entreprises en 1934, aient mis au jour des carrelages en mosaïque polychrome.
Les recherches ont permis d’identifier une partie du complexe monastique, disposé en terrasses. On a pu repérer dans celui-ci la zone liturgique (qui se caractérise par une chapelle construite en deux phases successives, la plus ancienne étant du IVe siècle et la plus récente du VIe) ainsi que tout un ensemble d’espaces liés à la production des olives et du vin, comme en témoigne la présence de nombreux pressoirs et cuves de décantation. De plus, il est tout à fait possible qu’il y ait eu un four destiné à confectionner le pain liturgique, ce qui rejoindrait une pratique largement attestée en bien d’autres sites monastiques du Moyen-Orient.
L’abondante productivité du Champ des bergers permettait très probablement, non seulement de satisfaire les besoins de la communauté, mais de vendre le surplus sur les marchés, comme semblent d’ailleurs le montrer les objets en céramique retrouvés, ceux-ci témoignant incontestablement d’activités commerciales pratiquées à moyennes et longues distances.
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La campagne de fouilles entreprise en septembre-octobre 2023 a été précédée, en mars, d’une opération d’entretien de toute la zone que le père Corbo avait étudiée. Cette opération avait pour but, d’une part d’évaluer l’état de conservation des structures découvertes et de connaître leur possible extension en dehors des limites connues de la zone archéologique actuelle afin d’envisager des fouilles ultérieures ; d’autre part d’établir un relevé détaillé et actualisé du site tout entier, grâce à l’utilisation d’instruments de télédétection tels que la station totale et le scanner laser, ainsi que par une photogrammétrie à partir d’un appareil numérique et d’un drone. On a ainsi obtenu une cartographie précise des structures souterraines (bassins rituels, citernes et tunnels), que l’on peut pour la première fois mettre en rapport avec celles qui se trouvent en surface. Cet instrument sera par ailleurs d’une très grande importance s’il fallait prévoir une intervention pour préserver ou consolider le site archéologique.
Ce travail, effectué en synergie avec le service technique de la Custodie, a confirmé que tout le secteur sud du monastère était destiné à la production de vin et d’huile, témoins les différents espaces pourvus de presses et de pressoirs, et revêtus de mosaïque ou de faïence, ainsi que la présence de cuves de décantation. Tout aussi importante a été la découverte d’un vaste réseau de canalisations, dont certaines étaient consacrées aux activités de production et d’autres à faire circuler l’eau selon une gestion optimale, celle-ci étant principalement de l’eau de pluie (c’est le cas, par exemple, des espaces situés juste au sud de la zone liturgique).
En dehors de la production agricole, l’élevage du bétail devait aussi permettre aux moines de vivre en autosuffisance. Le complexe disposait en effet d’abris pour animaux, comme le montre l’espace situé à l’extrémité sud-est du site, celui-ci se caractérisant par un sol en dalles de calcaire – et non en mosaïque comme les autres -, et par un abreuvoir et une mangeoire adossés aux murs latéraux. Il s’est révélé intéressant aussi de procéder à des opérations de curage et de documentation graphique du secteur nord-ouest, où, adossé au banc de la roche naturelle, on trouve en négatif des traces de pressoirs et d’auges, destinés là encore à l’oléiculture
L’église et ses transformations
La zone sans doute la plus impressionnante de la partie connue du monastère est celle de la limite nord-est, où se trouve l’église, et que le père Corbo a déjà partiellement identifiée et fouillée. Les études achevées récemment ont permis de mieux comprendre comment la chapelle du monastère avait évolué du point de vue de sa structure et au niveau chronologique, cette évolution comportant au moins deux grandes phases. Au cours de la première, on trouve un lieu de culte assez simple, avec une seule nef terminée par une abside semi-circulaire à l’intérieur et quadrangulaire à l’extérieur, l’ensemble s’étendant sur environ 25m de long. Au stade actuel de nos connaissances, cette première phase de l’église pourrait remonter au IVe siècle et donc dater du début du monastère, lorsque le nombre de membres de la communauté cénobitique était vraisemblablement encore limité.
Puisque le site a un potentiel archéologique élevé et que le sanctuaire occupe une place centrale dans les circuits actuels de pèlerinages, on se sent invité à poursuivre ces études durant les prochaines années, avec le soutien indispensable apporté au PIAC par la Custodie de Terre Sainte.
Au cours du VIe siècle, la chapelle a connu une extension et un élargissement importants, avec l’ajout d’une abside extérieure polygonale, tout à fait conforme au modèle architectural protobyzantin – lequel s’était largement répandu sur une grande partie du bassin méditerranéen. Cette intervention sur la structure a nécessité d’étendre la superficie intérieure de l’église, qui faisait dès lors une trentaine de mètres de longueur, ce qui a probablement valu d’élever aussi le niveau des sols et d’adopter une disposition plus structurée des espaces, en les entrecoupant de cloisons et d’une série d’arcades.
On peut supposer que, durant cette phase, datée clairement du VIe siècle compte tenu des éléments d’architecture et des matériaux en céramique retrouvés dans les stratigraphies, la chapelle a aussi été dotée d’un ensemble de pièces secondaires au sud, comme par exemple à la chapelle byzantine des Béatitudes à Tabgha.
Ces opérations réalisées dans l’espace liturgique sont intervenues dans le cadre d’un projet plus ample d’agrandissement de tout le monastère, alors que celui-ci avait atteint son apogée durant le VIe siècle, comme on peut le retracer à partir de l’important déploiement de structures liées à la production oléo-et-viticole.
Les fouilles de la chapelle ont permis de faire apparaître un autre élément-clef. On a en effet détecté, pour la première fois à partir d’une base stratigraphique, des éléments ayant préexisté à la fondation du monastère : il s’avère qu’une partie du banc rocheux a été creusée artificiellement pour servir de carrière de matériaux de construction, et que c’est précisément sur les restes de ce front d’extraction (où les traces d’interventions humaines sont parfaitement évidentes en négatif) que l’église du monastère a été édifiée. Bien qu’il soit impossible d’élaborer une chronologie absolue à partir d’éléments directs, il n’est pas exclu, étant donnée l’importance des entailles visibles dans le banc rocheux, que la carrière ait été conçue lors de la première phase du chantier monastique.
Perspectives d’avenir
Puisque le site a un potentiel archéologique élevé et que le sanctuaire occupe une place centrale dans les circuits actuels de pèlerinages, on se sent invité à poursuivre ces études durant les prochaines années, avec le soutien indispensable apporté au PIAC par la Custodie de Terre Sainte. La recherche scientifique n’est qu’un élément d’un projet plus vaste prévoyant de moderniser les itinéraires du musée et de mettre à profit la zone archéologique, ainsi que d’agencer un petit musée que viendraient compléter un guide et un nouveau système de couverture pour protéger ces éléments anciens. En outre, depuis 2023 déjà, la mission a conclu un protocole d’accord avec l’Université de Bethléem qui prévoit de faire participer une douzaine d’étudiants locaux aux activités de fouilles et de recension des matériaux.
1. Professeur de Topographie de l’Orbis Christianus Antiquus et de Méthodologie de la Recherche archéologique à l’Institut Pontifical d’Archéologie Chrétienne [PIAC] de Rome.
2. Frère mineur conventuel, doctorant en Archéologie, PIAC.
Dernière mise à jour: 27/05/2024 15:45