Trois heures pour faire six kilomètres. Daoud Nassar, fermier chrétien palestinien reste imperturbable au volant de sa voiture, malgré l’arrêt de la circulation sur la seule route qui lui permet de rejoindre Bethléem depuis sa ferme, la Tente des Nations, située sur une des collines voisines, en Cisjordanie occupée.
En cette après-midi de janvier, l’armée israélienne a bloqué la route après avoir tiré et utilisé des grenades assourdissantes contre un groupe de jeunes Palestiniens qui lançaient des pierres. La nuit commence à tomber. La sœur de Daoud laisse aller sa tête contre la vitre. Le regard vide, elle observe les voitures israéliennes filer à toute allure sur la route qui leur est réservée, de l’autre côté du grillage. Les soldats inspectent chaque voiture. Braquent brutalement les torches de leur M16 sur les visages des passagers. Vérifient quelques identités. Après trois heures d’attente la circulation reprend. “Ici, on ne peut pas prévoir les choses : si on a un rendez-vous, on le rate, lance Daoud Nassar, stoïque. C’est ça l’Occupation.” Des poubelles brûlées gisent sur le bas-côté. “On ne peut pas comprendre tant qu’on ne la vit pas”, glisse sa sœur.
“L’Église doit se tenir du côté des opprimés. C’est sa sincérité qui est en jeu. Tendre l’autre joue, ce n’est pas tomber par terre, on peut rester debout.”
Ces blocages sont devenus réguliers depuis le 7 octobre. En réaction aux attaques du Hamas, l’armée israélienne a fermé les principaux points d’entrées des villes palestiniennes à l’aide de barrières et de blocs de pierre. Bethléem n’est accessible en voiture que par deux routes. “La situation a rarement été aussi difficile, souffle Anton Salman, maire chrétien de Bethléem. L’économie de Bethléem repose sur trois sources de revenus, toutes coupées : l’arrêt du tourisme a vu les hôtels et les restaurants congédier leurs employés, les permis des 16 000 personnes qui travaillaient en Israël ont été révoqués, et l’Autorité Palestinienne n’a toujours pas payé les salaires de ses employés, car l’argent est retenu par Israël.”
Comment être chrétien, et quel chrétien être dans ce quotidien brutal et arbitraire ? Parmi les oliviers plantés, ses terres encerclées par les colonies et pour lesquelles il se bat depuis 30 ans afin d’en conserver la propriété face à l’État d’Israël qui la réclame, Daoud se tient droit dans ses bottes : “Nous refusons d’être des ennemis”. Plus qu’un slogan, une philosophie de vie, mise à rude épreuve par les tensions actuelles : “Ce n’est pas un message pour l’autre. C’est un engagement. Je ne veux pas voir l’autre, qui est aussi humain, comme un ennemi. Aujourd’hui, les Israéliens ne nous voient pas comme des humains avec des droits. Tout part de là : il ne s’agit pas seulement de voir les souffrances de son propre peuple, mais de reconnaître celles des autres.”
Force tranquille, Daoud Nassar reproche au reste du monde chrétien son silence : “Une position chrétienne c’est mettre des mots sur les choses, lance le fermier. Son regard franc illumine son visage tanné. Notre responsabilité est d’arrêter ce diable dont certaines personnes sont victimes. Comment ? En levant nos voix. En arrêtant de vouloir être nuancé : il faut parler d’Occupation, et éduquer les générations futures sans parler de revanche”.
Des positions qui rejoignent celles de la théologie de la libération, dont le pasteur luthérien palestinien Munther Isaac s’est fait le chantre pendant Noël, alors que les caméras étaient braquées sur le sort de la ville de la Nativité. Né dans les années 1960-1970 en Amérique latine, ce courant de pensée milite pour plus de justice face à l’oppression et à la pauvreté. Des idées reprises par les théologiens palestiniens.
Sur les réseaux sociaux, l’image de sa crèche – une statue de l’Enfant Jésus au milieu d’un tas de gravats, emmailloté dans un petit bout de keffieh- a marqué les esprits, avant que son sermon de Noël (lu en anglais) ne connaisse un succès inattendu : près d’un million de vues ! “La bande de Gaza telle que nous la connaissons n’existe plus. C’est un anéantissement. Un génocide. (…) Si vous ne parvenez pas à qualifier cet acte de génocide, c’est de votre faute. C’est un péché et une obscurité que vous embrassez volontairement. Certains n’ont pas demandé de cessez-le-feu… Je suis désolé pour vous. Nous nous en sortirons.”
“Nous n’accepterons pas vos excuses après le génocide, poursuit le pasteur. Ce qui a été fait, a été fait. Je veux que vous vous regardiez dans le miroir et que vous vous demandiez : où étais-je quand Gaza vivait un génocide ?” Ses mots, forts, tranchent avec la nuance des homélies du patriarche latin de Jérusalem, Mgr Pizzaballa, qui a pourtant mentionné deux fois “l’Occupation” israélienne dans celle qu’il a prononcée à l’occasion de la messe de minuit. Une première.
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Le sermon de Munther Isaac a fait son chemin jusqu’à la tribune de la Cour internationale de justice de La Haye, une juge citant le passage mentionné plus haut lors des audiences du 11-12 janvier dernier, dans l’affaire qui oppose l’Afrique du Sud à Israël au sujet d’un risque génocidaire à Gaza.
“Le message est que Gaza est à présent le standard éthique du monde, analyse le père Munther Isaac dans une conférence sur la théologie de la libération donnée à Ramallah en janvier. Cette homélie et sa portée ont éclairé le fait que la diplomatie n’est pas la voie. Il faut être courageux et clair. L’Église doit se tenir du côté des opprimés. C’est sa sincérité qui est en jeu. Tendre l’autre joue, ce n’est pas tomber par terre, on peut rester debout.”
Où est l’énergie constructive ?
Des discours qui parlent aux plus jeunes, en quête de sens dans un quotidien qui manque de perspectives, bien que jamais la paix avec Israël ne soit mentionnée ou pensée. “On a besoin d’une Église courageuse. Le père Munther a dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas”, note George Zeidan, chrétien de rite orthodoxe, très engagé à l’échelle de la société civile : le trentenaire a coordonné la veille de Noël l’installation d’une crèche en solidarité avec Gaza sur le parvis de la basilique de la Nativité. “Je pourrais même devenir protestant”, lance-t-il pour la blague.
Certains chrétiens de Cisjordanie rêvent d’une nouvelle vie en Europe, aux États-Unis. “Les gens veulent partir. C’est la solution simple, regrette Daoud Nassar, qui fréquente l’Église luthérienne tous les dimanches. L’Église devrait créer une perspective, un contact spirituel avec la terre pour faire rester les gens, estime Daoud. Je n’ai entendu aucun sermon avec de l’espoir. On parle de la destruction, mais où est l’énergie constructive ? On peut investir notre frustration dans quelque chose de positif.” Le fermier, aux allures d’acteur avec sa mâchoire carrée et ses cheveux gominés, sait de quoi il parle : “On vient de planter 500 pieds de vigne pour faire du vin. Un nouveau projet pour la ferme et une thérapie : c’est de l’espérance active.”
FOCUS
À Gaza, les chrétiens en état de survie
“Les bombardements sont proches et il n’y a plus de farine, plus de farine de blé.” C’est par ce bref message que le père Youssouf Asad, vicaire de la paroisse latine de la Sainte-Famille de Gaza a répondu à notre demande de nouvelles le 19 février. “L’armée mène des opérations en ce moment dans le quartier Zeitoun, où sont situées les églises, complète le père Gabriel Romanelli, curé de Gaza coincé, lui, à Jérusalem depuis le 7 octobre, mais en contact quotidien avec sa paroisse. On arrive à fabriquer du pain tous les deux ou trois jours, mais c’est du pain noir, parce que la farine n’est pas raffinée.”
Après la livraison d’un peu d’aide humanitaire fin décembre par l’entremise de la Jordanie, la situation s’est détériorée : 600 personnes sont toujours réfugiées dans l’enceinte de la paroisse latine, et quelque 300 autres dans les locaux de la paroisse grecque-orthodoxe, alors qu’aucun convoi humanitaire ne parvient dans le nord de l’enclave. Les réserves et les provisions s’amenuisent. “La nourriture est rationnée depuis longtemps et on a supprimé la messe de l’après-midi pour économiser les hosties, fabriquées maison, et le vin”, poursuit le père Gabriel. “Tout est plus cher”, explique Joseph Hazboun, directeur de la Mission pontificale pour la Palestine qui a pu apporter un soutien financier aux deux paroisses.
“Une vie plus simple, ce n’est pas possible”, glisse le père Gabriel en louant la résilience de sa communauté qui tente de maintenir un semblant de normalité en s’organisant en comités. Chacun responsable d’une tâche : nourriture, eau, nettoyage, animation auprès des enfants… Le p. Youssouf organise la vie spirituelle : un baptême et huit premières communions ont été célébrées en ce début d’année… “Il faut prier, prier pour un cessez-le-feu immédiat et permanent et pour la paix en Terre Sainte, de quel côté du mur qu’on soit”, conclut le père Gabriel dans un soupir fatigué.
Dernière mise à jour: 12/07/2024 19:44