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Le village de Taybeh face à la violences des colons israéliens

Capucine Delaby
27 avril 2024
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Depuis Taybeh, Fouad Muaddi pointe les avants-postes de colonies israélienne installés sur les terres des habitants du village. © Photos Capucine Delaby

Dans ce village chrétien de Cisjordanie occupée, la guerre a aggravé la colonisation via l’implantation de fermes illégales, et encouragé les expéditions punitives des colons à l’encontre des habitants. Entre solidarité, abattement et inquiétude, Taybeh veut garder la foi en une résolution pacifiste du conflit.


Les amandiers, les figuiers, et les vignes enracinés sur les pentes de Taybeh, sont en dormance. Sous les oliviers, un tapis de fruits noirs que personne n’est venu ramasser. En 2023, pour la première fois, beaucoup de villageois n’ont pas pu aller cueillir leurs olives.

Seul village à la population uniquement chrétienne en Cisjordanie occupée, Taybeh se dresse sur une des nombreuses collines qui entourent la ville de Ramallah. Jaunes pâle l’été, verts l’hiver, ses paysages se colorent au gré des pluies, et les cœurs de ses habitants au gré de l’actualité brûlante.

Déjà présente avant le 7 octobre, l’inquiétude générée par la colonisation qui s’étend aux portes du village s’est depuis fortement aggravée. Les avant-postes (démarrage de colonies) se multiplient. Depuis 1967, quatre colonies israéliennes, illégales au regard du droit international, grandissent sur des terres appartenant aux habitants : Rimonim, Kohav Ashahar, Ofra, et Neve David. Ces dernières années, le concept des avant-postes agricoles s’est généralisé, devenant le mécanisme le plus utilisé par les colons pour contrôler les terres palestiniennes. Ces fermes composées généralement de quelques caravanes, s’y implantent illégalement. De jeunes colons radicalisés utilisent leurs troupeaux et la violence pour étendre leur contrôle sur les terres qu’ils convoitent.

Annexion silencieuse

Depuis le début de la guerre à Gaza, les avant-postes agricoles prolifèrent à l’est du village, vers la vallée du Jourdain.

“Difficile de les compter”, précise Fouad Muaddi. “Les colons contrôlent trois zones qui ne font que s’agrandir. Les caravanes se multiplient, et s’installent dans des positions de plus en plus avancées. Ils nous ont pris 24 % de nos terres, soit presque 2 400 hectares”. Quasiment tous les villageois seraient concernés par ces confiscations de terrains, situés en zone C, sous total contrôle israélien. Nombreux sont ceux qui auraient subi des violences. “À quoi bon raconter ? On l’a déjà fait. Personne ne nous aidera”, entend-on souvent.

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Les températures ont chuté ces derniers jours. Le village guette une neige qui finalement ne tombera pas. Dans l’intimité d’une cuisine éclairée au néon, la chaîne libanaise Al Jadeed diffuse les nouvelles de Gaza en continu. Réchauffée par un poêle à gaz qui ronronne, Saloua raconte le vol de ses terres en préparant un traditionnel thé à la sauge : “Il y a deux ans, en allant planter des céréales, nous nous sommes rendu compte que des Israéliens s’y étaient installés. Nous leur avons demandé de s’en aller. Un homme a commencé à nous tirer dessus. Il était avec sa famille, une vache et des moutons.”

© Photos Capucine Delaby

Ces hommes que Saloua décrit sont les colons bergers des avant-postes agricoles. Ils feraient partie, pour la grande majorité, du mouvement informel des jeunes des collines, des extrémistes juifs israéliens au sionisme religieux radical. Généralement reconnaissables aux tsitsits qui dépassent d’un t-shirt ample, à leurs longues papillotes, et à leur kippa en laine tricotée, ils revendiquent par conviction religieuse la terre qui leur aurait été promise dans la Torah.

Selon l’ONG israélienne Kerem Navot, le souhait de l’armée israélienne de renforcer la sécurité autour des colonies aurait facilité leur implantation. Suite au 7 octobre, et sous l’impulsion du ministre de la Sécurité nationale, le suprémaciste juif Itamar Ben Gvir, le gouvernement israélien a fortement assoupli sa loi sur le port d’armes, afin d’équiper les colons de Cisjordanie occupée en cas d’attaques similaires à celles du Hamas. Parmi les 10 000 fusils d’assaut distribués aux civils israéliens, une partie leur ont été attribuée. “Les colons ont profité du chaos du début de la guerre et du soutien de l’armée dont ils ont rejoint la réserve, pour poursuivre leur projet : nettoyer la zone C de tous ses habitants palestiniens, explique Yehuda Shaul, activiste israélien fondateur de l’ONG israélienne d’anciens combattants Breaking the Silence. Les colons et les soldats ne sont plus qu’une seule et même chose. On assiste à une annexion silencieuse”.

Serrer les rangs

Hissé à 900 mètres d’altitude, Taybeh se drape soudainement dans un nuage. Dans l’anonymat du brouillard, entre l’épicerie du village et l’église latine, des langues se délient. Il y a un mois, un couple âgé de 68 ans et 75 ans s’est fait frapper à coups de bâtons par deux jeunes colons, alors qu’ils récoltaient leurs olives. Poussé du haut de son échelle, l’homme a été blessé tandis que sa femme a eu le bras cassé.

Si les attaques sont moins régulières ces dernières semaines, les habitants craignent toujours des incursions. “L’autre soir, ils sont venus à quelques dizaines de mètres de notre maison, raconte Fouad en montrant le terrain de sa famille. Si un jour ils décident d’entrer et de faire des problèmes, je ne pourrais rien faire. On ne peut pas se défendre.” D’ailleurs, les habitants ne portent pas plainte. Saloua déplore qu’il n’y ait personne vers qui se tourner. “On ne va pas signaler les incidents à la police de l’autorité palestinienne du village. Ça ne sert à rien. Ils ne peuvent rien faire. Déjà avant, on ne pouvait parler ni à la police palestinienne, ni à l’armée israélienne. Aujourd’hui c’est pire.”

Des habitants de Taybeh se sont aussi fait attaquer sur la route qui relie Taybeh à Jéricho, celle qui longe les avant-postes. “En novembre, un ami s’est fait attaquer alors qu’il roulait en voiture. Les colons s’étaient cachés derrière les oliviers, confie Saloua. Ils avaient des couteaux, des bâtons, et des pierres. Ils ont aussi cassé sa voiture. Il a couru se cacher derrière des tas de cailloux. Par chance, des bédouins qui passaient en voiture l’ont reconnu et l’ont ramené au village.” Des communautés bédouines des environs ont elles aussi été expulsées de leurs terres, et certains de leurs campements transformés en avant-postes. Taybeh a accueilli quelques familles au village dès les premiers jours de la guerre. Face aux difficultés, les rangs se serrent donc dans les campagnes. “Si on tombe, on tombera tous ensemble. Nous devons nous serrer les coudes” confiait un jeune musulman d’une ville voisine au sujet de la coexistence avec les chrétiens. Une phrase souvent entendue qui défend l’unité nationale, et éloigne la religiosité du conflit.

Fatigué d’être pris dans les tourments d’une situation de plus en plus impossible, on se demande s’il faut partir vivre ailleurs car on n’a qu’une vie, et qu’on doit la vivre librement et avec dignité. Et on se dit aussi que “rester c’est résister”.

“Nous sommes chrétiens, mais avant tout palestiniens, confie Jack Abed, le curé de la paroisse grecque-catholique du village. Et nous ne sommes pas une minorité religieuse. Avant le Mandat britannique, la Palestine comptait 20 % d’habitants de confession chrétienne. Aujourd’hui on ne représente plus que 1,2 %. Israël fait tout pour faciliter notre émigration, et ça marche. À Taybeh, tout le monde est parti : 6 000 personnes ont émigré aux USA, 2 000 au Guatemala, 2 000 à Jérusalem, et 2 000 en Jordanie. Il ne reste aujourd’hui que 1 300 habitants. L’Occident pense que nous partons à cause de nos voisins musulmans, mais non, nous partons à cause de l’Occupation.“

Le père Jack Abed est le curé de la paroisse grecque-catholique melkite de Taybeh. Dans un français parfait, il dénonce l’impact de l’Occupation sur la présence chrétienne. © Photos Capucine Delaby

Malgré les difficultés de l’Occupation par Israël, les entreprises du village résistent. La célèbre brasserie Taybeh Beer continuent de brasser et d’exporter ses bières dans le monde entier (notamment en Israël). Au milieu de ses champs d’oliviers, le jeune Fouad Muaddi, garde confiance en son projet hôtelier de tente écologique en autosuffisance énergétique, en attendant le retour des touristes en Terre Sainte.

Pourquoi le monde laisse faire

Alors que la Knesset va décider dans les prochains jours le budget de l’État hébreu pour 2024, l’ONG israélienne Peace Now relaie que, sur la base des informations disponibles, le budget de cette année alloué aux colonies via les fonds de la coalition pour les implantations triplerait, s’élevant ainsi à plus de 737 millions de shekels, soit 187 millions €. Pour ce qui est des exploitations agricoles, dont beaucoup sont des fermes illégales comme celles environnant Taybeh, le gouvernement aurait maintenu son aide de 20 millions de shekels, soit 5 millions €, pour les années à venir (dont la moitié pour 2024).

Dans le calme des maisons, devant les récepteurs de télévisions, les yeux fixes et las s’interrogent. On se demande ce qui pourrait mettre fin à l’Occupation israélienne. On se demande pourquoi le monde laisse faire. Fatigué d’être pris dans les tourments d’une situation de plus en plus impossible, on se demande s’il faut partir vivre ailleurs car on n’a qu’une vie, et qu’on doit la vivre librement et avec dignité. Et on se dit aussi que “rester c’est résister”.

Désireux de soutenir une résistance chrétienne non-violente, les autochtones de Taybeh sont douloureusement ramenés à la réalité de cette colonisation qui s’étend à un rythme inédit. “Il faut prier et garder la foi” répète abouna Jack. La foi en une résolution diplomatique et pacifiste du conflit, celle qui n’a pas porté ses fruits jusqu’alors, mais en laquelle ils continuent de croire. Le cœur des habitants de Taybeh, enlisé dans les boues du conflit, continue de planter dans leurs terres les racines de leur résilience.

Dernière mise à jour: 27/05/2024 14:08

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