“C’est la Bible de l’identité Palestinienne” s’exclame Fouad. Rashid Khalidi l’a rédigé à la suite de son expérience de conseiller de la délégation palestinienne à la conférence de Madrid de 1991, préalable à la conclusion des accords d’Oslo deux ans plus tard. On croyait alors à la paix entre Palestiniens et Israéliens.
L’identité palestinienne. La construction d’une conscience nationale moderne est une analyse historique retraçant les étapes de l’émergence et de l’affirmation d’une conscience nationale palestinienne. L’ouvrage aborde l’identité comme phénomène construit, écartant une approche essentialiste aujourd’hui en faveur au sein des études postcoloniales. La presse de l’époque et des fonds conservés dans des bibliothèques privées de familles notables palestiniennes sont particulièrement étudiés afin d’établir les fondements d’une identité spécifique, préexistante à la confrontation avec l’entreprise sioniste.
Une identité spécifique au sein de l’empire ottoman
La population palestinienne sous souveraineté ottomane est traversée par une pluralité de loyautés : locales, claniques, familiales et religieuses. Si elle est à ce titre comparable avec les autres sociétés proche-orientales de l’époque, Rashid Khalidi expose une spécificité palestinienne avec l’importance de l’identité religieuse.
Ce particularisme propre à la Terre Sainte est déjà au cœur de la littérature pieuse musulmane des Fada’il al-Qods (Mérites de Jérusalem) et s’exprime ponctuellement de manière conflictuelle. L’auteur évoque à ce titre l’opposition de la population musulmane de Jérusalem à la visite du consul français de Sidon en 1701 : une pétition est envoyée au sultan pour lui rappeler son rôle de protecteur de Jérusalem ‘terre particulière et sacrée’ alors que le souvenir des croisades demeure vivace. Rashid Khalidi y décèle la conscience précoce d’habiter une région sous la menace permanente de convoitises extérieures, toujours au centre de l’identité palestinienne contemporaine.
Lire aussi >> Que reproche Israël au drapeau Palestinien?
Cette centralité de Jérusalem se renforce au cours de la seconde moitié du XIXe siècle dans le cadre des tanzimat (réformes politiques initiées par le pouvoir ottoman dans un but de modernisation). Elle s’affirme comme un centre urbain représenté par des députés au parlement d’Istanbul et accueille un nombre croissant de clubs, journaux et écoles. Ces bouleversements favorisent l’émergen ce d’une nouvelle élite administrative et juridique.
Rashid Khalidi étudie le parcours de deux figures de cette période : Youssouf Diya Al Din Pasa al Khalidi (1842-1906), député au premier parlement ottoman et maire de Jérusalem à trois reprises, et son neveu Rouhi al Khalidi (1864-1913), diplomate, linguiste et premier conférencier invité à s’exprimer en arabe à la Sorbonne. Ils sont représentatifs des élites palestiniennes de l’époque : loyales au pouvoir ottoman, sans préjudice de la conscience de leur arabité et de leur attachement à une identité musulmane. Ils affirment déjà un attachement viscéral à la Palestine et s’illustrent par leur opposition précoce au sionisme : Youssouf al Khalidi est l’auteur d’une lettre restée célèbre à Théodore Herzl où il affirme que “la Palestine ne pourra être prise que par la force des canons et des navires de guerre” tandis que son neveu tente d’alerter à de multiples reprises le pouvoir d’Istanbul des conséquences à craindre du développement de l’immigration juive dans la région.
La résistance paysanne, prélude à la Grande Révolte de 1936 -1939
La résistance de la paysannerie palestinienne à la deuxième vague d’immigration juive en Palestine est pour l’auteur un épisode fondamental de cette construction identitaire. Conséquence directe des pogroms qui secouent l’Europe de l’Est au début du XXe siècle, cette deuxième alyah voit des sionistes engagés et politisés acquérir des terres auprès de propriétaires dits absents : typiquement des riches marchands des villes côtières du Levant. Ces acquisitions entraînent l’éviction de fermiers palestiniens dépourvus de titres formels sur des parcelles qu’ils occupaient parfois depuis des générations et des violences éclatent dès 1901.
Ces tensions émergent dans un contexte de développement de la presse palestinienne. Elle se fait l’écho de ces affrontements avec une inquiétude croissante et juge sévèrement l’incapacité du pouvoir ottoman à prendre la mesure des menaces que fait peser la colonisation sioniste sur la Palestine. Rashid Khalidi observe avec intérêt que ces épisodes de confrontation placent la paysannerie palestinienne au centre de l’attention et marque le début d’une prise de conscience d’un danger imminent à l’échelle de l’ensemble de la population palestinienne.
La puissance mandataire se retire d’une Palestine dévastée par les grèves, les boycotts, et privée d’une élite décapitée par la répression britannique et les milices sionistes.
L’effondrement du pouvoir d’Istanbul après la Première Guerre mondiale entraîne dans sa chute la composante ottomane de l’identité palestinienne. Confrontée à une puissance mandataire britannique favorisant l’émergence d’un foyer national juif en Palestine et à l’échec du projet de “Grande Syrie” unie derrière la figure du roi Fayçal, l’identité palestinienne se renforce autour d’un projet nationaliste. L’auteur décèle dans les tensions croissantes qui jalonnent la période du mandat, jusqu’à la déflagration de la Grande Révolte de 1936-1939, les germes de la défaite des Palestiniens après la proclamation de l’état d’Israël en 1948 et la guerre qui en résulte : la puissance mandataire se retire d’une Palestine dévastée par les grèves, les boycotts, et privée d’une élite décapitée par la répression britannique et les milices sionistes.
De la Nakba à l’Intifada, éclipse et renaissance de l’identité palestinienne
Rashid Khalidi qualifie la période 1948-1964 d’“années perdues” : la société palestinienne qui émerge de la Nakba (exode de centaines de milliers de Palestiniens après 1948) est dévastée : elle est écrasée militairement, dispersée parmi les pays voisins dans des conditions dramatiques ou soumise à un régime d’exception sur un territoire désormais colonisé.
Une nouvelle élite, jeune et issue de milieux populaires, émerge de ce désastre : un étudiant en ingénierie, Yasser Arafat, fonde en 1950 à l’Université du Caire l’Union des étudiants palestiniens tandis que des étudiants en médecine de l’Université Américaine de Beyrouth se regroupent derrière la figure du marxiste Georges Habache.
Ces nouvelles figures vont cependant rester un temps dans l’ombre de l’idée panarabiste triomphante, incarnée par le leader égyptien Nasser. Portée par cette figure charismatique, cette idéologie séduit des Palestiniens conscients de la force supérieure de l’adversaire israélien et comptant sur la force de frappe de voisins arabes unis pour libérer la Palestine. La cuisante défaite des armées arabes en 1967 lors de la Guerre des Six-Jours, entraînant l’occupation de la Cisjordanie, de Jérusalem-est et du Golan par Israël, douche cet espoir et replace le nationalisme palestinien (incarné par l’OLP fondée en 1964) au centre du jeu.
L’auteur dresse un bilan sans concession de cette lutte palestinienne menée depuis les pays arabes de la région et jalonnée d’échecs : l’OLP est expulsée de Jordanie en 1970 lors du sanglant épisode de Septembre noir, ayant dilapidé le soutien public dont elle y jouissait par son incapacité à maintenir la discipline de ses troupes. Elle trouve refuge au Liban où elle se laisse entraîner dans la guerre civile avant d’en être expulsée en 1982 après avoir subi des pertes terribles. Rashid Khalidi analyse toutefois ces revers comme porteurs d’une identité “martyre”, réécrits à des fins d’autocélébration d’un peuple survivant malgré cette succession de malheurs.
La première intifada (1987-1991) et les accords d’Oslo (1993) achèvent cette étude. Pour l’historien, ce soulèvement spontané des Palestiniens “de l’intérieur des territoires” (qui prend l’OLP au dépourvu) les replace au centre des enjeux et mobilise les opinions mondiales. Contraint à la négociation, Israël reconnaît l’OLP comme représentante légitime d’une entité reconnue comme peuple. Dépourvus d’État et d’un territoire souverain à l’issue de ces négociations, les Palestiniens ont cependant enclenché pour Rashid Khalidi “un processus identitaire fondamental où la Palestine est devenue le lieu unique de la politique palestinienne”.
Les Palestiniens n’ont pas disparu et ont affirmé leur identité contre tous les obstacles, opposant un puissant démenti à des adversaires affirmant qu’ils disparaîtraient, voire qu’ils n’avaient jamais existé.
Dernière mise à jour: 27/05/2024 17:00