Mouna Maroun: « Les universités israéliennes sont des vecteurs de mobilité sociale »
Première femme d’Isfiya à obtenir un doctorat, première femme arabe en Israël à devenir professeur de neurobiologie et à diriger un département universitaire de neurosciences, première femme arabe à occuper le poste de vice-présidente de la recherche et du développement et désormais rectrice d’université, le professeur Mouna Maroun brise les plafonds de verre. Rencontre.
- Professeur Maroun, vous avez mis au point un traitement pour surmonter les émotions négatives liées aux traumatismes. Comment sera-t-il possible de traiter les dommages causés à la santé mentale de centaines de milliers de personnes, tant parmi les Palestiniens de Gaza que parmi les familles des otages et des soldats israéliens assassinés ?
Les recherches fondamentales que j’ai menées en laboratoire indiquent que cette période traumatisante pour les deux peuples créera et induira – en fait, elle a déjà induit – de vifs souvenirs de peur qui sont susceptibles de perdurer. Personnellement, je pense que ce traumatisme continuera à susciter la méfiance et la peur de l’autre. La persistance de ces souvenirs douloureux généralisés pour les Juifs et les Arabes aggravera le conflit et conduira les deux parties à craindre de se rapprocher de l’autre.
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Les traumatismes sont si importants qu’il semble difficile de voir la lumière au bout du tunnel. Les massacres du 7 octobre et la guerre qui a suivi laisseront des blessures profondes et difficiles à guérir, surtout chez les jeunes générations, dont l’esprit se forge pendant cette période cruciale de l’enfance et de l’adolescence. Pourtant, surtout en ces jours difficiles, la compréhension mutuelle et la cohabitation dans la paix et la justice devraient être la seule garantie que ces événements tragiques ne se reproduiront pas.
- De 2017 à 2023, vous avez présidé le comité directeur du Conseil de l’enseignement supérieur, avec pour objectif de favoriser la présence d’étudiants défavorisés, notamment arabes, dans les universités. Qu’est-ce qui a été réalisé, selon vous ?
Ces dernières années, le pourcentage d’étudiants arabes a presque doublé, tant parmi les étudiants de première année que parmi les étudiants de troisième cycle et les doctorants. Leur taux de présence a également augmenté dans les domaines où ils sont sous-représentés, comme la haute technologie : les étudiants arabes sont devenus une réalité dans les universités et les différents instituts les veulent non seulement pour promouvoir leur intégration en tant que minorité, car il s’agit d’une mission nationale, mais aussi parce qu’ils apportent des fonds aux universités grâce au plan gouvernemental lié au Comité de l’enseignement supérieur.
La plus grande satisfaction que j’ai eue en tant que membre de ce comité est d’avoir pu faire prendre conscience de la pertinence de la question de l’autonomisation des étudiants arabes dans les forums et les processus de prise de décision : aujourd’hui, tout le monde se concentre sur l’augmentation du nombre de diplômés arabes plutôt que sur celui du nombre d’étudiants inscrits.
Aujourd’hui, partout où vous allez, les étudiants arabes remplissent les campus, c’est un changement très significatif dont nous récolterons les fruits dans les années à venir, avec leur présence dans le système de santé, dans les entreprises de haute technologie et, espérons-le, également en tant que décideurs dans l’administration publique et la politique.
- Que pensez-vous des manifestations organisées dans les universités européennes et américaines pour protester contre la politique d’Israël à l’égard des Palestiniens et exiger le refus de toute coopération universitaire avec l’État juif ?
L’université de Haïfa est une oasis de paix : c’est l’université la plus diversifiée et la plus inclusive d’Israël. Les étudiants arabes y représentent près de 45 % du corps étudiant, alors que le pourcentage dans la population est d’environ 21 %. Cela signifie qu’il n’y a pas de majorité ou de minorité ici. 50% de nos étudiants proviennent de milieux socio-économiques défavorisés, tant chez les Arabes que chez les Juifs. Ils sont parfois la première génération de leur famille à aller à l’université, ce qui signifie que l’éducation académique sera leur ascenseur social.
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Nous encourageons l’excellence parce que nous savons qu’elle est, avec la diversité, la clé du succès. Dans cette optique, les protestations mondiales contre les universités israéliennes sont une grave erreur et reflètent une méconnaissance du fonctionnement de l’université en Israël. En plus d’être d’excellents centres de recherche, les universités israéliennes sont en fait des vecteurs de mobilité sociale. Nous boycotter est un acte contraire aux principes de la science et de la liberté d’enseignement et de recherche. Nous boycotter, c’est empêcher la promotion des étudiants arabes, des professeurs et des fonctionnaires arabes, cela ne mène à aucun progrès, bien au contraire.
- Quels sont vos projets à la tête de l’université de Haïfa ?
Je reste convaincue que la seule, ou la principale, plate-forme pour l’égalité des chances des Arabes en Israël est l’enseignement universitaire. C’est ce que montrent le système de santé et le nombre surprenant de médecins arabes dans les hôpitaux et les établissements de santé. L’enseignement supérieur est donc crucial non seulement pour l’intégration des Arabes sur le marché du travail et dans la société israélienne, mais aussi pour le renforcement de la société arabe elle-même.
Les universités sont le premier lieu de rencontre et d’interaction réelle entre les jeunes Arabes et les Juifs israéliens. Cette expérience doit être engageante et enrichissante, surtout si l’on considère que les étudiants juifs ne connaissent pas l’arabe et que les Arabes ne maîtrisent pas l’hébreu. En tant qu’université, nous devons trouver des canaux de communication et de dialogue. Nous devons être capables de créer un dialogue basé sur l’empathie et la compréhension mutuelle. En outre, nous devons poursuivre la recherche scientifique et promouvoir la connaissance.
- Vous avez souvent revendiqué comme valeur ajoutée le fait d’être membre d’une minorité au sein des minorités. Pensez-vous que les chrétiens pourront jouer un rôle de pont entre les Juifs et les Arabes dans la période d’après-guerre ?
Le fait d’être arabe en Israël, chrétienne parmi les Arabes, maronite parmi les chrétiens, et femme, m’a permis de comprendre et respecter ceux qui sont différents de moi, tout en devenant une experte en communication entre ces différentes majorités qui composent la société. Je suis convaincue que les chrétiens de Terre Sainte peuvent jouer un rôle plus actif dans la construction de la paix, mais leur existence doit aussi être protégée.
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Le monde occidental devrait tendre la main aux chrétiens en renforçant leurs racines et leur leadership en Israël et dans les Territoires palestiniens. J’espère que le fait que je sois chrétienne et que j’occupe un poste de direction me mettra en position de construire ces ponts de dialogue non seulement au sein de la société israélienne, mais aussi avec nos voisins et avec le monde occidental. Je considère ma nomination comme un modèle pour les jeunes chrétiens, une incitation à rester enraciné ici et à protéger l’existence des chrétiens en Terre sainte.
- Du village d’Isfiya, à majorité druze, à votre post-doctorat en France et à un poste de doyenne d’un département à Haïfa… Vous avez toujours œuvré en faveur de l’entrée des filles à l’université.
Si j’en suis là aujourd’hui, c’est grâce à mes parents. Nous étions quatre filles : nos parents n’avaient pas grand-chose à nous donner matériellement, mais ils nous ont comblées d’amour. Je me souviens de mon père assis à côté de nous pendant que nous étudiions, ou sur le banc de l’église réservé à ma famille. Ni mon père ni ma mère n’ont pu étudier au-delà de la cinquième année, mais ils ont toujours compris le pouvoir de l’éducation, en particulier de l’université, et cette conscience nous a accompagnés tout au long de notre vie.
Aujourd’hui, les femmes représentent 60 % des étudiants arabes : c’est une grande réussite. Il faut les encourager et nourrir leur motivation à entreprendre des études dans les disciplines scientifiques, car le pourcentage d’étudiants arabes dans ces facultés est faible, et il s’agit surtout d’étudiantes. Le fait d’avoir des modèles et des exemples de réussite peut encourager à viser haut.
C’est également la raison pour laquelle, ces dernières années, avec d’autres collègues de l’association al Maram, nous avons créé un groupe de professeurs arabes pour raconter nos histoires dans les écoles. Jeune fille, je voulais devenir médecin. Mais je n’ai pas réussi les tests d’entrée à l’école de médecine, et aujourd’hui je pense que cet échec a été ma chance, car il m’a permis de m’épanouir comme je le fais aujourd’hui. Dans les écoles, je raconte donc mon histoire, celle d’une élève aux résultats scolaires moyens, rien de plus.