Ard il ghalé, la terre qui produit, la Palestine historique est faite de riches terroirs, fierté des Palestiniens à travers les âges. L’identité des Palestiniens, unique et diverse à la fois, repose sur leur connexion avec ce petit bout de terre, à travers des symboles, des traditions et une gastronomie. Le lien entre ce peuple et sa terre est, malgré la perte de territoires, aujourd’hui encore, un grand chant d’amour.
Tous les ans, entre fin septembre et début novembre, c’est la même cérémonie : familles et amis se réunissent joyeusement autour des oliviers pour la récolte annuelle. On pose une bâche au sol, on secoue délicatement l’arbre et on observe la multitude d’olives se détacher des branches et se disperser plus bas, tout autour de l’olivier. Les femmes les ramassent et les trient, les enfants s’amusent à en amasser le plus possible dans leur seau, et on répète le rituel jusqu’au coucher du soleil.
À cette époque de l’année, tous les âges, toutes les classes sociales se retrouvent autour des arbres nourriciers dans une célébration de la famille et de leur terroir. Cet évènement incontournable illustre à quel point la terre est un élément essentiel de l’identité palestinienne.
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“La société palestinienne est tribale, agraire et religieuse” résume Ali Qleibo, un anthropologue palestinien de Jérusalem dont les travaux démontrent un attachement millénaire des Palestiniens à leurs terres, bien avant la création de l’État d’Israël en 1948.
Dans sa cuisine de Bethléem, le chef Fadi Kattan, en explore toutes les saveurs, lui qui est un tel amoureux de ce terroir qu’il est capable de différencier au palais la provenance de chaque aromate national. “La beauté de la Palestine, c’est qu’il y a dans un tout petit territoire, en gros 3 terroirs : le terroir côtier, le terroir intérieur, le terroir désertique”, déroule-t-il en détaillant le lien entre les différents climats et la richesse de la gastronomie.
Terre de symboles
“Malgré la diversité des accents, des dialectes ou de la nourriture, les Palestiniens sont connectés à la terre par l’agriculture, les coutumes, la spiritualité et… la grâce de Dieu”, note Ali Qleibo. Dans l’imaginaire collectif, tous ces paysages cohabitent à travers des symboles issus de la terre, celle d’une Palestine d’autrefois, d’une Palestine pastorale, de villages et de paysans cultivant les champs, non sans romantisme, ni nostalgie. Ces refuges se sont imposés alors que le territoire palestinien se réduit progressivement à cause, principalement, de la colonisation israélienne.
“Les représentations symboliques issues de la culture de la terre transcendent l’espace et les classes et créent un lien entre les communautés palestiniennes urbaines, rurales et de la diaspora” écrit l’anthropologue Nasser Abufarha dans son article “Land of symbols”, Terre de symboles(1). “Le processus de symbolisation projette des conceptions culturelles collectives à travers le temps et l’espace”, qui permettent ainsi de développer un narratif politique, culturel et social commun.
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Par exemple, le cactus “saber” est une métaphore des villages de la Palestine avant 1948, il représente la résilience, la patience (saber en arabe), une capacité d’adaptation à un territoire rude ainsi que la douceur du fruit contenu dans une enveloppe épineuse. L’orange, quant à elle, est le symbole de la terre dérobée et perdue en 1948. Cultivée à Jaffa, sur la côte méditerranéenne, elle faisait la fierté des Palestiniens : emblème de la qualité locale exportée à l’international.
Le ventre, le cœur et l’esprit
Enfin l’olivier, témoin de l’enracinement de générations à travers le temps, fait partie du quotidien des Palestiniens, plus de 100 000 familles dépendent de sa récolte. Il est tout à la fois la nature, les villages, la famille, la nourriture… En somme, le ventre, le cœur et l’esprit.
Ce n’est pas tout, il y a d’autres symboles terriens qui sont apparus à mesure que la quantité de terre disponible se réduisait : le zaatar (mélange de thym, d’origan, de sésame et d’autres épices), les coquelicots, la pastèque et même le keffieh, cette écharpe étendard de la résistance palestinienne, porté à l’origine par les paysans (fellahin) palestiniens.
“Il y a toujours eu l’idée de foyer, de terre-mère, même sans que le concept d’État existe”, explique Ali Qleibo, qui insiste sur l’ancienneté du lien entre terroir et identité palestinienne. “C’est le lieu de vos ancêtres, c’est le lieu où vous êtes né, le lieu où vos pères ont vécu : c’est le lieu auquel vous appartenez, ce n’est en aucun cas nationaliste. Le nationalisme est un concept politique moderne, le foyer est autre chose, c’est le sentiment d’être attaché par un cordon ombilical à la terre, de manière organique.”
Un calendrier, une multitude de traditions agricoles
C’est d’abord parce qu’ils travaillent la terre que les Palestiniens y sont tant attachés. Le calendrier paysan en est une illustration. Non-écrit, il est passé de générations en générations et rythme l’année au gré des saisons. Ce calendrier est truffé de références liées aux traditions des peuples qui sont passés sur cette terre, dont des chrétiens. Par exemple, le 14 septembre marque les premières pluies de l’année. Or ce jour-là, c’est la fête de l’exaltation de la Croix, les pluies sont d’ailleurs appelées “pluies de la Croix”.
Ou encore le 3 novembre, fête de saint Georges, annonce le début de l’hiver et la nécessité de finir le travail de la terre avant que celle-ci ne soit trop humide. Un proverbe dit “À la fête de Lydda – ancien nom de la ville israélienne de Lod, d’où saint Georges est originaire – laboure fort la terre”. Et le 4 décembre, c’est la sainte Barbe, moment à partir duquel “les pluies diluviennes remplissent même les trous de souris”. Ce calendrier est parsemé de célébrations chrétiennes, mais aussi musulmanes, cananéennes… Chacun ayant laissé son empreinte.
Chez la jeune génération, il y a une conscience que cette terre est liée à la cuisine et aux pratiques culinaires, que la cuisine peut être une expression, voire un acte de préservation très important pour l’identité.
Ces proverbes sont encore connus de beaucoup de Palestiniens aujourd’hui, même citadins, car nombreux sont issus de familles paysannes. Mais surtout, ce calendrier démontre que la notion de terroir en Palestine est d’autant plus riche qu’elle est un agrégat des traditions et des confessions de tous les peuples qui ont séjourné là et ne se base pas sur une origine culturelle unique.
Continuité chronologique
Pour Fadi Kattan, “plusieurs cultures se sont croisées et vont donner à la cuisine palestinienne des interprétations différentes. Par exemple il existe un dessert fait de grains de blé entiers, de cannelle et d’autres épices qui s’appelle, à Bethléem et dans les villes chrétiennes, bourbara et est traditionnellement dégusté le 4 décembre, pour célébrer la sainte Barbe ; à Naplouse, on l’appelle ashouriyé et sera mangé à l’occasion d’une naissance. Ces desserts sont sensiblement les mêmes mais on observe que c’est le terroir commun qui prime sur les confessions et les pratiques religieuses avec, à l’arrivée, une symbolique différente.”
Selon le journaliste Qassam Muaddi, qui étudie les calendriers agricoles “quand vous regardez les traditions paysannes en Palestine, vous pouvez identifier une continuité chronologique, comme lorsque vous tranchez un arbre et que vous voyez les cercles dans le tronc. Vous pouvez observer la marque de toutes les cultures et de toutes les civilisations qui sont passées par ce petit bout de terre, présentes encore dans la culture paysanne aujourd’hui.”
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De nos jours les agriculteurs sont moins nombreux à cause de la colonisation mais le lien à la terre perdure notamment grâce à la cuisine. “Les Palestiniens aujourd’hui adorent cuisiner avec des produits qu’ils cultivent chez eux et utiliser l’huile d’olive qui a été faite avec leur olivier. Chez la jeune génération, il y a une conscience que cette terre est liée à la cuisine et aux pratiques culinaires, que la cuisine peut être une expression, voire un acte de préservation très important pour l’identité. D’ailleurs, on le voit dans les diasporas, avec des Palestiniens de la troisième génération qui ne parlent pas arabe, qui n’ont même parfois plus de noms arabes mais qui continuent à manger chez eux le maftoul, le couscous local, les warak dawali, les feuilles de vignes roulées, les kousa mahshi, les courgettes farcies, etc.” explique Fadi Kattan.
“Je préfère cuisiner avec des produits palestiniens, utiliser des vins palestiniens parce qu’il y a des produits de grande qualité, et que le terroir ce n’est pas seulement la terre, ce sont les produits, les coutumes, les traditions et les gens qui travaillent cette terre.”
Le rapport organique et spirituel des Palestiniens à leur terre est notamment symbolisé par cette expression que l’on peut entendre dans le village chrétien de Taybeh, il ardh masalla aleiha, la terre sur laquelle on a prié. Les Palestiniens ont beau ne plus toujours habiter sur leurs terres, ils sont toujours habités par leur terroir.
1. Abufarha, Land of symbols : cactus, poppies, orange and olive trees in Palestine. Identities, 15(3), 343
Dernière mise à jour: 27/05/2024 17:27