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Du pain et des hommes : coutumes et traditions autour du pain

Arnould Pépin
11 juillet 2024
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Dans la culture palestinienne, le pain est central, incontournable et sacré, c’est un aliment vénéré, symbole d’abondance et de lien entre les hommes. Ce pain quotidien qui nourrit le corps et l’âme est à l’origine de coutumes centrales dans la vie de ce peuple.
Aujourd’hui, même si les techniques de fabrication traditionnelles disparaissent peu à peu, les rituels restent et les traditions semblent immuables.


Dans une petite rue entre les quartiers musulman et chrétien de la Vieille ville de Jérusalem, en face du patriarcat éthiopien, coincée entre un magasin de bricolage et un ferrailleur, se trouve une échoppe sans prétention. On pourrait ne même pas la remarquer en passant, pourtant chaque matin, 200 miracles s’y produisent. Rien ne la distingue des boutiques voisines, si ce n’est un effluve réconfortant. La porte est en métal, comme toutes les boutiques autour, mais après avoir descendu quatre marches, vous vous retrouvez dans un lieu surchauffé, au fond duquel un artisan sort tous les matins des anneaux dorés d’un vieux four aux pourtours carbonisés. Nous ne sommes pourtant pas chez un joaillier ni un ferronnier. Ces anneaux, ce sont les ka’ak, le pain de Jérusalem en forme d’anneau oblong, couronné de graines de sésame.

Au fond de cette grande pièce sombre, il y a un grand four avec une petite ouverture de 40 cm de large pour 20 cm de haut, entouré de trois personnes qui bavardent en fumant des cigarettes, et Hamza, le boulanger, qui s’active. Celui-ci, hirsute et appliqué, enfile au bout de sa longue pelle trois pains qu’il propulse d’un geste maîtrisé au fond du four. Puis il récupère les pains cuits qu’il place sur des clayettes qui seront posées plus tard sur des charrettes sillonnant la ville.
Le geste est répétitif, précis. “Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père faisaient déjà ce métier, ce lieu existe depuis plus d’un siècle, et les techniques sont restées les mêmes, tout a toujours été fait ‘à la main’ (en français dans le texte)”.

La Vieille ville de Jérusalem compte 27 “fouran”, fours, soit boulangeries. Pour le ka’ak (photo du bas), la cuisson se fait au bois d’olivier ce qui confère au pain un goût fumé qui fait son charme. ©Arnould Pépin

Dans l’islam

“Je perpétue cette méthode traditionnelle car c’est la meilleure manière de faire les ka’ak. Vous n’aurez pas le même goût avec une machine. J’utilise du bois d’olivier pour la cuisson, c’est plus cher mais ça influe vraiment sur le goût et la texture car le bois d’olivier est huileux” précise Hamza.
Même s’ils ne sont plus très nombreux à confectionner le pain sans machine, la tradition de cet art ancestral a forgé un rapport au pain très intime chez les Palestiniens. Tous se souviennent de l’époque où le pain était fait dans les maisons ou dans le four communal du village. Le pain demeure un élément central de la culture palestinienne. On connaît son importance dans la culture chrétienne mais chez les musulmans, le pain n’a aucune symbolique religieuse, il n’est d’ailleurs mentionné qu’une seule fois dans le Coran. En revanche, dans le quotidien et le folklore, c’est différent, le pain est plus qu’une simple denrée, c’est un objet de vénération.

© Nadim Asfour/CTS

Le chef palestinien Izzeldin Bukhari, fondateur de Sacred Cuisine (cuisine sacrée, en anglais), une organisation qui met en valeur la cuisine palestinienne, explique qu’“en Palestine, mais dans la culture orientale en général, le pain est l’élément le plus sacré de la nourriture. C’est notamment la raison pour laquelle, quand il y a un morceau de pain tombé par terre, on le ramasse, on l’embrasse et on le dépose sur un rebord en hauteur. Autour des poubelles ou de certains magasins, vous trouverez des sacs suspendus. Ceux-ci contiennent des pains non consommés. On ne jette pas le pain, jamais”.

On connaît son importance dans la culture chrétienne mais chez les musulmans, le pain n’a aucune symbolique religieuse, il n’est d’ailleurs mentionné qu’une seule fois dans le Coran. En revanche, dans le quotidien et le folklore, c’est différent, le pain est plus qu’une simple denrée, c’est un objet de vénération.

Dans le repas palestinien, le pain est incontournable. Il sert aussi bien d’aliment que d’ustensile ou de couvert et aucun repas ne saurait débuter sans lui. Les rituels sont bien ancrés, du petit-déjeuner où on plonge un gros morceau dans un bol de houmous (purée de pois chiches et de sésame) crémeux, au dîner où on attrape de l’huile d’olive avec une tranche de pain, qu’on mélange ensuite au zaatar (mélange d’épices avec du thym).

Il constitue la base d’une large variété de préparations, de la viande en sauce au labneh ainsi que d’autres préparations laitières, que le pain absorbe jusqu’à ce que les saveurs combinées forment un tout harmonieux, décrit Shukri Arraf dans son article Bread in Palestinian Culture and Tradition. Même les plats nationaux palestiniens sont élaborés autour du pain : le musakhan, constitué de poulet, d’oignon et d’épices, ou le mansaf, à base d’agneau et de riz sont systématiquement servis sur un pain rond ou un pain fin.

La multiplicité des pains

Dans les Territoires palestiniens, on trouve différents types de pain dont la spécificité est déterminée par le type de farine utilisé, le levain, la manière dont la pâte a été roulée, le type de four dans lequel le pain a été cuit et même le combustible utilisé dans le four.
Les différentes méthodes de préparation imposent la forme, l’épaisseur et la texture de la pâte. Par exemple le pain fin et non levé, souple comme une grande crêpe – le saj – est fait à partir d’une boule de pâte aplatie avec les doigts, effectuant un va-et-vient rapide de main en main, puis lancée dans les airs, étirée de manière circulaire – jusqu’ici, on se croirait en train de regarder un pizzaïolo à Naples – et posée sur le saj, une feuille d’étain convexe en forme de dôme sous laquelle on placera une source de chaleur.

Le pain le plus cher aux Palestiniens, c’est le taboon. C’est à la fois le nom d’un type de pain et le nom du four qu’on trouvait autrefois dans tous les villages palestiniens.

Mais le pain le plus cher aux Palestiniens, c’est le taboon. C’est à la fois le nom d’un type de pain et le nom du four qu’on trouvait autrefois dans tous les villages palestiniens. Il s’agit généralement d’un dôme en argile non cuite, dont le fond est tapissé de pierres appelées radaf avec une petite porte qui ferme l’ouverture pour garder la chaleur à l’intérieur. On y cuit non seulement le pain, mais aussi d’autres aliments.
Aujourd’hui, le taboon est devenu un symbole de l’identité culturelle et pastorale palestinienne : “Le taboon, c’est le bon vieux temps, c’est notre mémoire collective. Ça me rappelle l’époque où on racontait des histoires qu’on retrouvait dans des proverbes populaires et qui se reflétaient dans les valeurs de notre société”, dit Nada Abu Than, une femme âgée qui habite à Ramallah.

On retrouve souvent une composante féminine, concrète ou symbolique, derrière la culture du pain en Palestine. C’était souvent une femme qui avait la charge du taboon pour toutes les familles du village. Le pain était fabriqué par les femmes qui apprenaient la technique de leur mère. Une femme avec une grande expertise dans la fabrication du pain était considérée comme une bonne pioche, comme le dit un proverbe : “Prends la femme dont les mains sont éclaboussées de levain, c’est la maîtresse de maison.”

Selon l’anthropologue Ali Qleibo, dans son article Al-halal and al-haraam, “la nourriture, métaphore de l’amour, de la tendresse et de la fidélité, trouve son expression ultime dans le pain. ‘J’aspire au pain de ma mère’ est le premier vers d’un des poèmes populaires de Mahmoud Darwish. Cela touche à la sensibilité de l’âme palestinienne. Le pain de la mère n’a pas besoin d’être le meilleur, il peut s’agir d’un pain ordinaire horriblement sec et friable, sans levain, à moitié cuit et trop mou. Le pain est plutôt une métaphore de la nostalgie de chaque Palestinien pour l’amour et la chaleur d’une mère.”

Ce lien qui unit les Palestiniens au pain est donc unique et sacré. Selon Izzeldin Bukhari, “aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de gens qui font leur pain à la maison, c’est devenu plus pratique et moins cher de l’acheter au marché. Cependant, ce qui revient dans le rapport qu’ont les Palestiniens au pain, c’est l’idée de bénédiction, directement liée à l’abondance. En effet, le pain permet de nourrir les gens en toute circonstance et à toute occasion. Le pain repait l’homme, et ça, c’est une bénédiction !”

Dernière mise à jour: 11/07/2024 16:09