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Les « yordim »: ces Israéliens qui choisissent l’émigration

Augustin Bernard-Roudeix
9 juillet 2024
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Le "Kibbutz", un restaurant berlinois géré par d'anciens Israéliens, 24 juillet 2015 ©Chen Leopold/flash90

Confrontés aux politiques du gouvernement le plus à droite de l’histoire de leur pays et à la catastrophe de la guerre à Gaza, de nombreux Israéliens envisagent de s’établir à l’étranger ou sont déjà passés à l’acte. Terre Sainte Magazine a pu rencontrer plusieurs de ces yordim, unis par une profonde inquiétude pour l’avenir d’Israël.


« Ne quittez pas le pays ! » Dans un message posté sur X le 26 juin 2024, l’ancien Premier ministre de l’État hébreu Naftali Bennet s’est fait l’écho d’un phénomène qui interroge en Israël : l’émigration croissante de ses citoyens. Il y évoque sa rencontre avec un jeune ingénieur en partance pour l’Europe : « Nous traversons les temps les plus difficiles depuis 1948 et la guerre d’indépendance. Nous avons besoin de tous les talents de ce pays pour le relancer. Les cinquante prochaines années seront celles de la reconstruction, de la créativité, de la joie, de la sécurité et de la croissance ».

Cette injonction est reçue avec agacement par Mikaël : « Il ne comprend rien à la situation du pays. Il craint que tout le monde s’en aille mais il ferait mieux de se demander pourquoi nous en sommes arrivés là ! En tant qu’homme politique et ancien Premier ministre, il fait partie des responsables ! ». Né en Israël il y a 44 ans, Mikaël est le fondateur et directeur du Mazkeka, un important centre culturel à Jérusalem. Il termine aujourd’hui les derniers préparatifs de son départ vers la France ou la Suisse, dont il a les nationalités, ou la Thaïlande où il a passé quelques mois après le 7 octobre.

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La guerre en cours entre Israël et le Hamas a été l’épreuve de trop pour ce critique de longue date de la politique d’Israël : « Cette guerre n’est pas une surprise, le Hamas est le résultat prévisible de la vie atroce imposée par Israël aux Palestiniens. J’ai été surpris par l’ampleur des crimes commis le 7 octobre mais la réaction de l’appareil israélien est absolument démesurée ! Ce gouvernement me dégoûte et je ne veux plus être Israélien ».

Une population qui ne se sent plus en phase

Au choc d’une énième guerre s’ajoute un climat politique de plus en plus lourd pour ce partisan de la paix : « J’ai organisé dans mon centre la projection d’un documentaire sur un collectif formé d’artistes israéliens et gazaouis qui maintiennent un lien malgré tout. J’ai été menacé et accusé d’être un soutien du terrorisme. La municipalité de Jérusalem m’a fait savoir qu’elle n’était pas sûre de continuer à me subventionner à cause des pressions. Je fais tout mon possible pour rassembler les gens mais je n’ai plus envie de vivre dans ce pays ».

Passagers dans le hall de départ de l’aéroport international Ben Gurion, le 14 avril 2024 ©Avshalom Sassoni/Flash90

Mikaël est un futur yored. À l’opposé des olim (les nouveaux arrivants qui « montent » en Israël), les yordim en « descendent » pour s’installer à l’étranger. Cette appellation reste péjorative en Israël où les vagues successives d’olim, habités par la volonté d’édifier le pays, sont un des piliers du récit national. Elizabeth Garreault, installée en Israël depuis 30 ans et future yoredet, a adhéré un temps à cette idée : « Je ne faisais pas partie des plus enthousiasmés par Israël à mon arrivée mais c’est justement parce qu’il y avait beaucoup de choses à y construire que je suis restée » nous raconte cette sexagénaire, engagée à gauche et investie dans l’encadrement de jeunes en difficulté.

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Si elle reste attachée à une société israélienne qui a su faire preuve de sa solidité après le choc du 7 octobre, elle ne se sent plus en phase avec l’orientation politique prise par le pays. « La démographie d’Israël conduit mathématiquement à la marginalisation de sa population libérale. Les ultra-orthodoxes et les sionistes religieux seront majoritaires dans une décennie et la société se fracturera ».

Elle évoque aussi une perte d’espérance dans le projet sioniste depuis les années 2000, ses violences de la seconde intifada et un état d’épuisement psychologique : « Nous vivons une situation de guerre permanente, larvée ou ouverte. Pourquoi persister à s’infliger une telle tragédie et aller d’écœurement en écœurement ? La mobilisation contre le projet de réforme judiciaire m’avait redonné un peu d’espoir mais Tel-Aviv est une bulle loin de représenter l’Israël d’aujourd’hui ». Ce constat fait, Elizabeth attend le départ en retraite de son compagnon pour commencer une nouvelle vie en Grèce, au Portugal ou peut-être en Australie.

« Pas d’avenir pour la population libérale »

La crise politique ouverte en janvier 2023 par le projet du gouvernement de limiter les capacités d’action de la Cour suprême a été un électrochoc pour de nombreux Israéliens attachés à un système démocratique libéral. Selon un sondage réalisé par le média Channel 13 en juillet 2023, 28% de la population envisageait alors de quitter le pays en cas d’affaiblissement de ce contre-pouvoir au gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays.

Rebecca (*), musicienne aujourd’hui installée en Suède, est à l’image du désarroi de cette population : « J’ai pris la décision de partir après ce projet de réforme. Mon départ était prévu pour la fin 2023 mais le 7 octobre a brusqué les choses ». Fille d’un couple israélo-suédois, elle a toujours entretenu une relation complexe avec un pays qu’elle a rejoint quand elle avait dix ans : « Le chemin que suit Israël m’a toujours mis en colère même s’il reste ma maison et ma vie. En tant que binationale, j’ai eu tendance à réprimer cette part de mon identité mais ce n’est plus le cas depuis le 7 octobre. J’ai beau avoir quitté Israël, je ne me suis jamais sentie aussi israélienne ».

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Comme Elizabeth, elle « ne voit pas d’avenir pour la population libérale » et présente son départ comme une décision longuement mûrie : « Rester était un choix difficile, renouvelé chaque année depuis ma majorité. J’aime ce peuple et l’intensité de sa vie culturelle mais, à moins d’un changement politique radical, je crains une intensification des conflits avec les pays voisins et des fractures au sein de la population. »

Le panneau indique en hébreu : « Le seul bar israélien à Rhodes », à Rhodes, en Grèce, le 4 juin 2017 ©Mendy Hechtman/FLASH90

À ces inquiétudes nourries par le contexte politique peuvent s’ajouter des raisons économiques. Si Israël affiche de bons indicateurs de croissance et de développement, il est aussi très inégalitaire avec un coût de la vie parmi les plus élevés des pays développés. Ces raisons sont avancées par Esther (*), réalisatrice de 29 ans qui a quitté Israël pour l’Europe en 2022 : « Je vis aujourd’hui à Paris où la vie est chère, mais je peux au moins y poursuivre ma carrière artistique sans cumuler plusieurs travaux à la fois. Je n’avais pas d’autre choix à Tel-Aviv ».

Elle ne s’imagine pas retourner vivre en Israël, malgré les difficultés posées par son absence de double nationalité européenne : « J’aime Jérusalem, j’aime Tel-Aviv mais je crois que ce qui me plaisait là-bas appartient déjà au passé. J’observe à distance une société toujours plus violente, religieuse et éloignée de ses repères occidentaux ».

La vague d’immigration post-7 octobre n’a pas eu lieu

Quelle est l’ampleur de la yerida ? Sans surprise, l’administration israélienne ne publie pas de chiffres sur un phénomène qui va à l’encontre de sa promotion de l’alya. Des statistiques récentes compilées par l’Autorité de la Population et de l’Immigration peuvent cependant éclairer le sujet : l’étude des entrées et sorties du pays entre juillet 2023 et avril 2024 révèle un différentiel négatif de près de 500 000 départs. Ces chiffres contredisent le discours officiel tenu immédiatement après le 7 octobre : le retour en masse de citoyens israéliens pour rejoindre leurs régiments, maintenir l’économie du pays à flot et consolider une société ébranlée par la catastrophe.

Des retours significatifs ont bien été observés à cette période, mais le mois d’octobre est traditionnellement une période propice aux retours de vacances à l’étranger. Ces flux se sont maintenus dans les premiers mois de la guerre avant une inversion de la tendance en février : on observe au cours de ce mois un différentiel négatif de 20 000 sorties du territoire jusqu’à aboutir à ce chiffre de 500 000 sorties nettes d’avril 2024.

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Il est aujourd’hui difficile d’estimer le nombre de départs qui aboutiront à une installation à long terme à l’étranger. Des chiffres du Bureau central des statistiques israéliennes de 2022 indiquent cependant que 60 000 nationaux ayant quitté le pays cette année n’étaient pas revenus en 2023. Un chiffre en augmentation par rapport à celui des années précédentes qui oscillait autour de 40 000.

Si la yerida est encore peu étudiée, il est clair qu’elle concerne majoritairement une population éduquée et située à gauche du spectre politique ©Yonatan Sindel/Flash90

Cette tendance est confirmée par Sylvie, arrivée en Israël en 1992 « par amour de ce pays et habitée par la volonté d’y apporter ma pierre ». Retraitée, elle envisage de passer de plus en plus de temps hors d’un Israël « où tout va de mal en pis depuis 1995 et l’assassinat d’Yitzhak Rabin ». Elle décrit la construction d’une communauté d’Israéliens expatriés dans un village d’Italie du Nord qu’elle fréquente régulièrement : « Il n’y vivait que des dizaines de personnes fin 2002, aujourd’hui 17 familles y sont installées et 38 autres y possèdent une maison. La communauté grandit et son groupe WhatsApp est toujours plus sollicité par des personnes intéressées ou à la recherche d’informations. Un autre exemple est l’accroissement continu de la communauté israélienne à Berlin. ».

L’immigration de Juifs de la diaspora en vue d’une installation en Israël n’a pas suffi à équilibrer ce solde. À peine 2 500 nouveaux arrivants par mois ont été recensés depuis janvier 2024, soit une baisse de 43% depuis le 7 octobre selon des chiffres publiés par l’Agence Juive.

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La grande vague d’immigration anticipée par le gouvernement n’a pas eu lieu, en dépit d’une explosion des discours et actes antisémites à l’étranger dans la suite de l’invasion militaire de la bande de Gaza. Un sondage de mars 2024 conduit par l’Université hébraïque de Jérusalem pour l’Organisation sioniste mondiale est aussi éloquent : dans cette enquête réalisée auprès d’un panel de citoyens israéliens résidents à l’étranger, 80% des 1713 répondants affirment qu’ils n’ont pas l’intention de revenir s’installer en Israël.

Si la yerida est encore peu étudiée, il est clair qu’elle concerne majoritairement une population éduquée et située à gauche du spectre politique. La presse israélienne s’était notamment fait l’écho du désir de départs de médecins causé par la crise de la réforme de la Cour suprême et plus récemment à l’occasion du débat sur la conscription des populations ultra-orthodoxes. Alors qu’Israël célébrera son centenaire dans 24 ans, il est à craindre qu’un pays quitté par une partie de ses forces vives sera bien différent de l’Israël « fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix et assurant une complète égalité sociale et politique à tous ses citoyens » proclamé le 14 mai 1948 par David Ben Gourion.

(*)Les prénoms ont été modifiés pour assurer l’anonymat

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