Tala: « Les chrétiens palestiniens oublient qu’ils vivent à côte des Lieux saints, parce qu’ils ne peuvent pas y aller »
Comment décririez-vous votre relation à l’Église ?
Je vais à l’église tous les dimanches. Je me sens très proche de l’Église et des sœurs du Rosaire qui y travaillent aussi. Quand j’étais à l’école, je faisais partie de la chorale de la paroisse et d’un groupe de jeunes, les « shabibe ». Aujourd’hui, avoir un travail ne me donne pas assez de temps libre pour m’impliquer dans d’autres activités. Mais je prie et je lis la Bible tous les jours.
C’est important pour vous ?
J’ai vécu en Jordanie jusqu’à mes 12 ans. C’est un pays où l’islam est religion d’État. La foi que j’y ai vue n’a rien à voir avec celle d’ici. Les chrétiens jordaniens sont peu nombreux et pourtant ils sont très unis. J’étais très impliquée dans un groupe de jeunes filles qui s’appelait « Le cœur de Jésus ». On nous a appris à prier, à lire la Bible, à ne pas perdre la foi.
Quels sont, pour vous, les problèmes majeurs auxquels doit faire face l’Église ?
Je n’en vois pas beaucoup. À Taybeh, nous n’atteignons même pas les 2 000 habitants. Mais quelque part, nous faisons l’Histoire. Dans le village, trois communautés vivent ensemble : les catholiques de rite latin, les catholiques de rite byzantin (melkite), et les roums orthodoxes (grecs-orthodoxes), et elles sont unies, contrairement à des villes comme Jérusalem. Ici les dates de Pâques et de Noël sont communes.
« J’ai parfois l’impression de ne pas vivre dans ce que les pèlerins et les touristes appellent la Terre Sainte. »
À l’échelle de Taybeh, ces Églises essayent justement de résoudre un problème, et de protéger l’héritage chrétien du village alors que de plus en plus d’habitants émigrent. Dans l’Église latine, les prêtres ne cessent de changer. C’est dur de nouer un lien avec eux. Je suis plus proche du prêtre roum orthodoxe, parce qu’il est d’ici, de Taybeh. Il est toujours prêt à aider tout le monde et à résoudre les problèmes. C’est une figure très importante et respectée dans le village. Je pense que les prêtres doivent prendre soin de leurs fidèles.
Pouvez-vous vous rendre facilement à Jérusalem, et visiter les Lieux saints ?
Non. C’est le gros problème. J’habite en Cisjordanie, du mauvais côté du mur de séparation. Si je veux aller en Terre Sainte, ou visiter les églises, il me faut un permis. Cela fait dix ans que je ne suis pas allée à Jérusalem, alors que c’est à 20 kilomètres de chez moi. Demander des permis, ça prend tellement de temps que je n’essaye même pas. En plus, on n’est jamais sûr de l’obtenir. Je voudrais aller au Saint-Sépulcre, prier et allumer une bougie, mais c’est impossible.
J’ai parfois l’impression de ne pas vivre dans ce que les pèlerins et les touristes appellent la Terre Sainte. Les Lieux saints sont uniquement pour leurs yeux, pas pour ceux des gens qui vivent vraiment ici. Heureusement, Taybeh est un Lieu saint, Jésus s’y est arrêté sur le chemin vers Jérusalem. Mais ce n’est pas pareil.
Pensez-vous que les chefs des Églises devraient plus prendre votre défense sur ces sujets-là ?
Les Églises parviennent à obtenir des permis pour leurs fidèles en Cisjordanie, surtout au moment de Noël et de Pâques. Mais rien n’est jamais sûr. Parfois les bus restent bloqués aux checkpoints. Donc peu importe ce que l’on veut, la décision finale n’est pas entre nos mains. Il faut accepter la réalité.
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J’aimerais pouvoir m’y rendre toute l’année : aller à Jérusalem pour Pâques, c’est subir la foule, les pèlerins. C’est un long trajet aussi, et ça coûte de l’argent. Beaucoup se disent – et moi la première : « Je n’ai pas envie de me retrouver au milieu de tout ça ». Mais je reconnais que nous avons quelques avantages, nous les chrétiens palestiniens, par rapport aux musulmans. La vie est un peu plus facile pour nous.
Vous voyez-vous vivre toute votre vie à Taybeh ?
Non. Je veux partir. Mon frère et ma sœur aussi. Je veux aller dans un autre pays. Il n’y a pas d’opportunités ici. J’ai obtenu mon diplôme de littérature anglaise, mineure traduction, avec les félicitations du jury. Aujourd’hui, j’enseigne l’anglais à l’école roum orthodoxe du village, mais ça n’a rien à voir avec ce que je sais et ce que j’aime faire. J’ai étudié 4 ans à l’université, j’ai lu des quantités de livres, j’ai travaillé dur, pour mettre toutes les chances de mon côté.
« Les gens oublient qu’ils ont les Lieux saints juste à côté parce qu’ils ne peuvent pas y aller. »
J’ai mis un an à trouver un job qui ne me plaît pas. Si j’arrive à travailler dans la traduction pour un ministère ou pour des gens importants, je resterai. Mais pour l’instant ce pays n’a rien à m’offrir. Je sais que je suis chanceuse d’avoir ce travail à l’école. Beaucoup de mes camarades de classe sont sans emploi. Mais j’aspire à quelque chose de plus grand. Je voudrais faire une thèse et pouvoir enseigner en université.
Mais la règle, pour pouvoir enseigner dans les universités palestiniennes, c’est d’avoir un diplôme d’une université à l’étranger. Donc je dois partir. Mais c’est très dur d’obtenir des bourses. J’ai beaucoup essayé, sans succès. J’ai atteint un point où je suis juste fatiguée et déçue. Je ne veux pas ressembler à ces autres profs, qui enseignent depuis 20 ans, qui n’ont plus de passion, ni d’énergie. Mais je pense que c’est ce qui m’attend si je reste ici.
Comment c’est de devenir une jeune fille dans un petit village comme Taybeh ?
C’est dur. Au Moyen-Orient, quand on vit dans un village, il y a des traditions, des héritages qu’il faut suivre, c’est comme ça. Si je suis amenée à rester ici, il va falloir que je respecte les codes. On ne peut pas être en dehors du cadre. Le mariage est par exemple très important ici. J’ai 24 ans. Les gens de mon âge ont déjà des enfants. Toutes les filles avec qui je suis allée à l’école sont mariées. Sauf deux ou trois.
Moi, j’ai rompu mes fiançailles à un mois du mariage. Cela faisait 2 ans que nous étions « ensemble ». Je le connaissais depuis 10 ans, nous participions aux mêmes camps d’été à la paroisse, mais en fait, je ne le connaissais pas en profondeur. Dans la société palestinienne traditionnelle, on ne peut pas sortir avec un garçon si on n’est pas officiellement fiancé. On fait les choses à l’envers ici. Je veux m’engager avec quelqu’un parce que je le connais !
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Le divorce est quelque chose d’inconcevable ici. C’est tabou. Beaucoup le voient comme un péché. On ne peut pas se remarier après. Et puis la vie deviendrait horrible à Taybeh. C’est un village arabe, les gens parlent. Je ne voulais pas en arriver là. Ma famille m’a soutenue, le prêtre aussi.
Sentez-vous qu’on vous incite à rester, avec l’argument : « Il faut que les chrétiens continuent à habiter la Terre Sainte » ?
Les Églises nous disent : « Vous êtes chrétiens, vous devez rester dans votre village, dans votre pays, vous devez, vous devez, vous devez… ». Mais dans les familles, on ne raisonne pas comme ça. Il y a des enfants à nourrir, à élever, à protéger, à voir réussir. Donnez-nous des opportunités et on restera ! Aidez-nous à atteindre nos rêves, à avoir une vie plus facile. Dans toutes les familles de Taybeh, il y a quelqu’un qui veut partir. Mais ils n’ont pas les moyens. Alors on vit ici, dans notre routine, on célèbre les mariages, les baptêmes, et on attend la fin.
Avez-vous un rêve pour l’Église ?
Je regrette que les gens d’ici n’aient pas la foi. Beaucoup viennent à la messe seulement parce que c’est la norme sociale. En Jordanie, tous les bancs de l’église où j’allais, dans la banlieue d’Amman, étaient remplis. Les hommes étaient majoritaires. Vous imaginez ? Ici les hommes ne viennent pas à la messe. Je pense que la foi des Jordaniens vient du fait qu’ils sont loin de la Terre Sainte. Ils rêvent de la visiter. Ici, les gens oublient qu’ils ont les Lieux saints juste à côté parce qu’ils ne peuvent pas y aller.