Depuis le 7 octobre, vous visitez les paroisses et les institutions chrétiennes. Vous êtes allé écouter, comme vous l’avez dit. Qu’avez-vous entendu ?
Je suis allé écouter et exprimer ma proximité. Il faut d’abord expliquer aux lecteurs étrangers à la situation sur le terrain que nos fidèles, eux, ne peuvent pas se déplacer. Donc, la seule façon de maintenir l’unité et d’entretenir le lien c’est pour moi de me rendre sur place. Quant à ce que j’ai entendu… De la peur, de l’inquiétude, beaucoup d’inquiétude, au sujet de l’avenir en général et celui des enfants en particulier. Par ailleurs, j’ai aussi pu noter l’appréciation de la présence de l’Église. Il est apparu qu’il est très difficile de parler d’avenir, d’espoir, de changements et de confiance.
Des deux côtés ? En Israël et en Palestine ?
Des deux côtés.
La Jordanie est-elle touchée elle aussi ?
La Jordanie est touchée mais d’une manière différente. Il y a beaucoup de liens de part et d’autre de la frontière, mais la situation du pays répond à ses propres dynamiques. Cela dit, on y parle beaucoup du contexte politique général et de la situation à Gaza.
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Avez-vous constaté un changement, au cours des dix derniers mois, dans la façon dont la communauté vit les événements ?
Bien sûr, il y a une évolution. Au début, ça a été soudainement dur, violent. C’était inattendu et tellement difficile et lourd. Les émotions étaient exacerbées. Tous les aspects de la vie s’en sont trouvé bouleversés. Avec le temps, nous nous habituons. Je n’aime pas le dire, mais le fait est que nous nous habituons à la guerre. C’est peut-être un moyen de survivre à la situation et une façon de mettre de la distance avec une situation qui nous touche.
Donc l’impact émotionnel est toujours très élevé, mais moins qu’auparavant. Ces derniers mois, la peur de l’avenir a pris le pas sur la peur de la guerre. Les difficultés rencontrées du fait de la situation économique, de la situation financière des familles et tous les bouleversements se doublent des interrogations en l’absence de perspectives politiques. Ces craintes-là s’expriment beaucoup plus.
De ce point de vue, y a-t-il une différence entre la communauté qui vit en Israël et celle qui vit en Palestine ?
Des deux côtés, la communauté est très éprouvée mais en effet les conséquences au quotidien sont différentes. En Palestine, la situation économique est désastreuse, catastrophique. En Israël, il s’agit plutôt des relations sociales, des relations entre juifs et arabes. Elles sont rarement très bonnes mais, depuis le 7 octobre, elles se sont considérablement détériorées.
Vous soulignez être le patriarche des Palestiniens mais aussi des Israéliens. Cela complique-t-il votre mission ? Et si oui, de quelle manière ?
Absolument, oui. De toutes sortes de manières. D’un côté, mon rôle est d’être une voix, la voix de la communauté chrétienne. Mais être en même temps la voix d’Israéliens et de Palestiniens dans une situation à ce point polarisée entre les deux sociétés n’est pas simple. Ensuite, je ne suis pas seulement une voix, je dois donner une orientation et quand la situation est très polarisée émotionnellement, ce n’est pas simple d’être un point de référence pour des causes si différentes les unes des autres. En même temps, je suis de plus en plus convaincu que c’est là le caractère unique de l’Église.
Pouvez-vous développer ?
Nous sommes ici le seul groupe où, naturellement, des Israéliens et des Palestiniens, des arabes et des non-arabes sont réunis en communauté. C’est quelque chose que j’oserai qualifier de prophétique. À l’heure où tout n’est que division, haine, méfiance l’un de l’autre, nous luttons pour rester unis.
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Précisément, nous luttons dans ce domaine aussi…
Bien sûr, les chrétiens sont des êtres humains comme les autres. Nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu’ils soient des anges et détachés de leurs émotions. C’est normal et c’est bon. Mais je vois – au début, c’était beaucoup plus difficile – que de nombreux chrétiens désirent exprimer un discours différent, un récit différent qui soit une aide pour sortir de cette épouvantable situation dans laquelle nous sommes.
Vous avez dit regretter que le 7 octobre ait balayé le dialogue interreligieux en Terre Sainte. N’a-t-il pas repris ?
Au niveau institutionnel, non. À un niveau non-institutionnel, nous vivons des choses comme jamais auparavant.
Pouvez-vous en citer ?
Non. Il faut laisser cela maturer à l’abri des regards.
Vous avez donné une conférence à Rome intitulée « Caractéristiques et critères d’une pastorale de la paix ». Qui connaît l’existence de ce texte parmi les chrétiens locaux ? Comment le partagez-vous sur le terrain ?
Ce texte a été écrit pour être donné à Rome devant un public occidental. En l’état, on ne peut probablement pas l’utiliser ici. Il n’en reste pas moins que ce sont bien des orientations sur ce que nous devons essayer de vivre comme chrétiens dans la situation présente.
Il est vrai aussi que certains de nos fidèles n’aiment peut-être pas entendre cette exigence chrétienne. La justice et la vérité ne suffisent pas, nous avons besoin du pardon. Le pardon ne suffit pas, nous avons besoin de justice et de vérité. Mettre ces choses en commun n’est pas simple. C’est compliqué. C’est douloureux. Mais c’est ce que nous devons faire.
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Où voyez-vous des signes d’espoir ?
Vous m’avez demandé de faire des réponses courtes ! Dans le livre de l’Apocalypse, au chapitre 12, il y a quelque chose de très puissant. Il y a une représentation du Mal, le dragon à sept têtes, qui de sa queue balaie l’ordonnance du ciel et de la terre. Et qu’y a-t-il devant le Mal incarné ? Une femme qui donne naissance à un enfant. Devant l’amour d’une mère pour son enfant, le Mal est impuissant.
Nous faisons, depuis des mois, l’expérience de certaines des puissances du Mal. Mais il y a quelque chose devant lequel le Mal est absolument impuissant : l’amour. L’amour dans les familles, l’amour dans les communautés. Le Mal recule devant chaque personne qui met tout en œuvre pour maintenir des relations avec celui à qui on veut l’opposer.
Bien sûr que cela ne change pas la situation sur le terrain. Mais cela nous montre qu’il existe encore des hommes et des femmes qui ne se rendent pas au pouvoir du Mal. Et on en rencontre dans toutes les communautés, parmi les Israéliens et parmi les Palestiniens. C’est pour moi le signe qu’il y a encore de la puissance de vie en action. Chaque geste d’amour est un signe d’espoir.♦