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L’arak palestinien retrouve ses lettres de noblesse

Cécile Lemoine
13 septembre 2024
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Grand amateur d’arak, Nader Muaddi a commencé à en produire dans son garage de Bethléem en 2010, par pur loisir. Aujourd’hui cette passion occupe tout son temps libre. ©Cécile Lemoine/TSM

Confectionné artisanalement à Beit Jala à partir de produits locaux, l’arak de Nader Muaddi redore le blason de l’alcool anisé le plus vieux du monde, dont la qualité parfois moyenne en Israël/Palestine en avait dégradé la réputation.


Les effluves doucereux de l’anis flottent dans le petit entrepôt éclairé au néon qui sert de distillerie et de salle de dégustation à Nader Muaddi. La troisième et dernière distillation de son arak est en cours. Un liquide blanc et trouble s’écoule en un mince filet du bec de l’alambic. Habile, Nader échange le fût en métal rempli contre un nouveau. “C’est bon, on a du temps pour parler maintenant”, lance le trentenaire dans un américain parfait.

Lunettes aussi rondes que son visage, Nader a le sourire jovial et la passion qui déborde. Père de trois filles et salarié d’une ONG internationale à Jérusalem, il fabrique de l’arak sur les heures qui lui restent. En 2022, sa production est montée à 35 000 bouteilles. “J’ai plus de demande que ce que je peux offrir”, souffle Nader dans un sourire.

Soudain, un invité surprise débarque. Fadi Kattan. Étoile montante de la gastronomie palestinienne, le chef franco-palestinien est accompagné d’une critique culinaire londonienne à qui il fait découvrir le terroir et, en cette fin d’après-midi, son alcool local. La distillerie Muaddi est une étape incontournable : le cuisinier ne jure que par l’arak de Nader. “C’est ce qui se fait de meilleur ici”, justifie-t-il de sa voix rauque et tonique. Il en fait même venir jusqu’à Londres où il vient d’ouvrir un restaurant, Akub. “Nader fait un travail fantastique et important. Il redonne vie à l’arak palestinien.”

Made in Bagdad

Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, il faut faire un saut dans le temps. L’histoire de l’arak est vieille comme la chimie. Il faut remonter au VIIIe siècle et voyager jusqu’à Bagdad, la riche capitale du califat abbasside, pour en trouver l’origine. La civilisation arabo-musulmane est alors à son apogée, et Bagdad un véritable centre culturel qui attire des scientifiques de toute la région. Parmi eux, un certain polymathe du nom de Jāber ibn Hayyān.

Le chef franco-palestinien Fadi Kattan fait venir l’arak Muaddi jusqu’à son restaurant de Londres. Un partenariat commercial qui s’est transformé en amitié ©Cécile Lemoine/TSM

À la fois chimiste, astronome, philosophe et physicien, il cherche à simplifier le processus de fabrication du khôl, ce crayon noir de maquillage qui sert de lunettes de soleil dans l’Orient médiéval. Il utilise un alambic, pour séparer les éléments grâce au chauffage puis au refroidissement. Si l’al-khôl distillé obtenu ne lui est d’aucune utilité, il ne peut s’empêcher de noter que “ses caractéristiques sont d’une grande importance dans ces sciences.”

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La distillation permet aussi d’extraire l’essence des plantes et de faire des huiles essentielles, utilisées comme remèdes. Or il se trouve que le père de Jāber ibn Hayyān est pharmacien. Volontairement ou pas, quelqu’un a dû distiller du vin dans un alambic qui a servi à distiller de l’anis avant, explique Nader Muaddi, incollable sur l’histoire du spiritueux. C’était une huile essentielle très recherchée autant pour la pâtisserie que pour la médecine. Ils ont dû aimer le mélange.” C’est le goutte-à-goutte de la distillation qui a donné son nom à l’arak : “sueur” en arabe.

Alcool des pauvres

Le concept fait fureur et voyage dans les pays qui bordent la Méditerranée, plaque tournante des échanges commerciaux et culturels. “Chaque pays se l’est approprié, en y ajoutant son propre mélange de plantes : l’ouzo en Grèce, le pastis en France, le sambuca en Italie, l’anisado espagnol apporté en Amérique du sud où l’on boit désormais de l’aguardiente… Est, ouest, sud, partout où vous allez dans le monde, l’arak est la mère de tous les alcools anisés”, conclut Nader, les yeux pétillants.

D’aussi loin qu’il se souvienne, l’arak a toujours fait partie de son univers. Palestinien né et élevé aux États-Unis, la boisson anisée était de toutes les fêtes et barbecues organisés par la communauté arabe de sa ville. “Il y a des gens qui sont passionnés de whiskey, de gin… Moi, c’est l’arak.” Embauché par le Norwegian Refugee Council de Jérusalem, Nader s’implante en Terre Sainte “. Et là, ça a été la surprise : je ne trouvais pas de bon arak. Les marques palestiniennes étaient imbuvables, et celles issues du Liban très chères car les bouteilles se vendent sous le manteau.”

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En Palestine historique, terre de vignes, l’arak a longtemps été produit de manière artisanale et familiale. “À Taybeh, tout le monde a des vignes et fait du vin. Quand on visite les familles à Noël, chacun sort ses bouteilles. Il y a comme une compétition informelle”, s’amuse Nader, dont une partie de la famille habite ce village des Territoires palestiniens, le dernier dont la population est 100% chrétienne. “Certains servent de vraies piquettes”, renchérit Fadi Kattan.

L’arak, “sueur” en arabe, se trouble quand son degré d’alcool devient inférieur à 49%. Pour se donner une marge, les producteurs l’embouteillent à 53% ©Cécile Lemoine

Dans l’entrepôt, la conversation a migré autour d’une petite table où l’apéritif a été disposé, et des verres d’arak généreusement servis. “C’était pareil avec l’arak, mais le savoir-faire s’est perdu, reprend Nader. À l’origine, on le fabriquait au printemps, à partir des restes de vin issu des vendanges de l’automne. Sa distillation évitait qu’il ne tourne au vinaigre.”

Au XXe siècle, de grandes entreprises se lancent dans l’arak industriel. “Fini le long processus de distillation, elles ajoutent simplement de l’huile essentielle d’anis dans de l’alcool déjà distillé, et le tour est joué. Mais c’est imbuvable, souffle un Fadi Kattan au palais expérimenté. Et comme le concept d’appellation d’origine contrôlée n’existe pas ici, ces producteurs ont vendu des bouteilles qui portaient les labels, mensongers, “arak traditionnel”, ou “artisanal”. Depuis, l’arak palestinien a mauvaise réputation.” Nader saisit la balle au rebond : “C’est devenu l’alcool des pauvres. Les gens en boivent pour se saouler, pas pour le déguster. C’est pour cela que je veux faire revivre l’arak traditionnel.”

Alcool de garage

Le déclic ? “Quand on m’a dit que je dépensais des fortunes pour des bouteilles libanaises, alors que je pourrais créer mon propre arak avec cet argent.” Nader Muaddi se forme à la distillation du cognac, puis expérimente dans son garage, à Bethléem, avec un alambic qu’il construit de toutes pièces. On est en 2010. Les premiers essais sont mauvais. Quand il est content, il amène son spiritueux à des dîners. “Au début, je faisais ça pour moi. Je ne cherchais pas à vendre.”

Le distillateur se fournit exclusivement chez des producteurs locaux. Les raisins, issus du cépage local Dabouki, sont vendangés dans les collines au sud de Bethléem, et l’anis provient de Jénine, grande ville du nord de la Cisjordanie occupée. Il a surnommé son arak “spirit of Palestine”, un jeu de mot qui évoque le spiritueux et son lien avec le terroir local.

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En 2017, il se lance sur le marché avec son premier millésime : 484 bouteilles. Ses prix sont bien plus hauts que la moyenne. Environ 40€ pour une bouteille de 500ml, contre 13€ habituellement pour une bouteille de 750ml. “Les gens riaient, se souvient Nader. Qui va acheter ça ?”

Les prix qu’il obtient lors de trois concours internationaux dopent les ventes locales : “Au final, on était nombreux à chercher de l’arak de qualité. On a perdu notre confiance en nous-mêmes, en la qualité de nos produits. Avec ces compétitions, les gens d’ici ont vu qu’un produit palestinien pouvait être bon et apprécié à l’étranger”, estime le jeune producteur qui souligne que 99% de ses clients sont musulmans.

Les verres sont vides. À la demande de Fadi, Nader part chercher une de ses dernières expérimentations. Un arak distillé avec un mélange de za’atar, sauge, coriandre et d’autres herbes fraîches locales, mais il a oublié lesquelles. Aujourd’hui, malgré les 35 000 bouteilles produites et entièrement écoulées en 2022-2023, Nader ne se verse pas de salaire. Les coûts fixes, ceux du verre notamment, sont trop importants, et les quantités trop petites pour bénéficier des économies d’échelle. Pour autant, le jeune producteur ne cherche pas à s’agrandir : “Si j’augmente en quantité, je vais baisser en qualité, et je perdrais le sens du projet.”


Focus : Islam et alcool

Dans le Coran, la question du comportement des hommes et des croyants à l’égard des boissons alcoolisées est mentionnée dans les versets de 4 sourates différentes. Le Coran a été révélé au prophète Muhammad selon un ordre et une progression temporelle qui conditionnent la portée des sourates quand celles-ci reprennent les mêmes sujets. C’est le cas de l’alcool. Ainsi, la sourate dite « La Table servie » prescrit l’abstention de boissons fermentées pour tout croyant, et modifie le contenu des 2 sourates « Les Abeilles » et « La Vache » qui enjoignent de s’écarter de l’alcool sans formellement l’interdire. La sourate la plus ancienne (Les Abeilles) fait l’éloge des boissons “enivrantes”, du moins comme de mets agréables tirés des fruits du palmier et de la vigne, créés par Dieu pour les hommes qui “réfléchissent”.

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