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Sylvaine Bulle : “Il n’y a aucun contre-projet à la violence”

Propos recueillis par Cécile Lemoine
19 septembre 2024
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Langage dominant Deux tiers des Israéliens affirment être pour un accord de libération des otages. Leurs arguments restent lettre morte auprès d’un Benjamin Netanyahou, persuadé que la force militaire assurera la pression suffisante pour éradiquer le Hamas. © Chaim Goldberg/Flash90

Sociologue française, Sylvaine Bulle travaille sur les émotions politiques en Israël. Elle analyse la manière dont le passage de la peur, du dégoût et de la vengeance de la sphère privée à la sphère publique, provoque la stabilisation d’un état de violence à de nouveaux niveaux depuis le 7 octobre.


En août dernier, vous étiez interrogée sur France Inter pour commenter l’escalade entre l’Iran et Israël. Vous expliquiez que la région était dans “un état de violence quasi philosophique”. Qu’entendez-vous par-là ?

Depuis le 7 octobre 2023, nous sommes à un tournant de l’analyse politique et philosophique de la région. Ma théorie, c’est que certaines émotions sont sorties de la sphère privée pour devenir le langage politique dominant. J’en distingue quatre, valables autant pour Israël que pour la Palestine, puisque ces deux sociétés fonctionnent en miroir. Il y a d’abord la peur. C’est une émotion principale en Israël, pays qui s’est façonné par la peur d’un ennemi extérieur, qu’il soit imaginaire ou réel. La peur a toujours été un sentiment national, mais elle était contrôlée, enchâssée dans des dispositifs de “sécurisation profonde”, comme l’armée.

Des Palestiniens reçoivent un repas chaud préparé par des bénévoles, à Khan Yunis,
dans le sud de la bande de Gaza, le 20 juillet 2024. ©Rahim Khatib/Flash90

Depuis le 7 octobre, la peur est devenue un sentiment autonome que l’État ne peut plus encadrer, et qui s’est transformée en cruauté. Cette seconde émotion politique est elle-même alimentée par le dégoût, un sentiment cultivé par les partis de droite et d’extrême droite, comme le parti Otzama Yehudit. Du dégoût naît également la volonté de vengeance. Or la vengeance est une émotion qui évite toute stratégie politique : il y a une forme d’irrationalité et de collectivisation de ce sentiment qui en fait le langage politique dominant.

Quand la peur, le dégoût, la cruauté et la vengeance deviennent politiques et qu’elles ne sont pas contrecarrées par d’autres émotions comme l’empathie ou la tolérance, on passe dans un état de violence réifié et stabilisé par des acteurs politiques mais également les médias israéliens : le perçu est devenu représenté. C’est le langage dominant et il est quasiment impossible de s’y opposer. Le “camp de la paix”, qui défend pourtant des valeurs humaines de cœxistence, est totalement marginalisé. L’empathie a disparu. S’il y en a, c’est au titre du patriotisme exclusif : on est empathique avec celui qui est de notre communauté. Le nationalisme palestinien se façonne de la même manière, mu lui aussi par des sentiments de vengeance et de ressentiment.

À qui peut-on imputer ce passage d’émotions privées dans la sphère publique ?

En partie aux médias. À défaut d’autorité intellectuelle ou morale, totalement absentes, les citoyens israéliens se tournent vers les médias qui sont les principaux producteurs de discours nationalistes, alors que les corps intermédiaires, les scientifiques et intellectuels étaient les autorités morales dans les décennies précédentes… Mais ils sont décrédibilisés par la droitisation de la société. Qui donne le tempo ? Les médias, et notamment les chaînes 12 et 14, totalement pro-Netanyahou. Il y a aussi ce qu’on appelle le seuil de liminalité : l’espace public est là pour encadrer, canaliser les émotions, or les débats à la Knesset sont des lieux de violence verbale. Depuis la fin des années 1990 et la montée en puissance du Likoud, les “entrepreneurs politiques” cultivent un langage du ressentiment à l’égard des Palestiniens : insultes, animalisation, crachat… Ces conduites sont très perméables avec la société : puisque les hommes politiques ont cette tolérance face à la violence, alors tout le monde peut se l’autoriser.

Cette montée de la violence reflète aussi le déclassement moral de la société. Les classes intellectuelles, y compris les militaires, partent : environ 80 000 personnes, les plus éduquées, ont quitté Israël depuis le 7 octobre. Cela ouvre l’espace aux partisans d’un nationalisme exclusif, qui ne laisse aucune place à l’autre, et le décourage. Dans cette perspective on peut s’inquiéter du devenir d’Israël s’il devait être constitué exclusivement des colons, des Palestiniens, des travailleurs asiatiques et des religieux.

Se rendre utile. Des volontaires israéliens aidant à la récolte de tomates dans un moshav de la région de Sharon, le 6 novembre 2023. ©Yossi Zamir/Flash90

La société israélienne n’est pas à l’extrême droite. Le gouvernement non plus : seulement cinq des ministres sont officiellement de partis radicaux. D’ailleurs, on fait trop souvent d’Itamar Ben Gvir et de Bezalel Smotrich une seule et même entité alors qu’ils sont très différents en matière de gestion des émotions politiques. Smotrich veut faire du dégoût et de la vengeance, un projet national extraterritorial, vers la Judée-Samarie. Le projet de Ben-Gvir est moins ambitieux : il veut contenir les émotions politiques, supprimer les Palestiniens parce qu’ils renvoient à l’altérité, et retrouver une société que j’appellerais “néo-sioniste”, c’est-à-dire composée de juifs israéliens natifs comme définition de l’entité israélienne. Le juif de la diaspora, devient un ennemi par rapport au sabra (le juif né en Israël, NDLR). Ben Gvir veut un pays à son image.

Comment expliquer cette volonté permanente de riposte ? De ne rien laisser impuni, quitte à enfoncer la région dans une guerre totale ?

C’est très typique des sociétés où les émotions politiques sont primaires et définies par la vengeance. On observe la même chose en Palestine. Il n’y a plus de brèche possible dans cette enchère de la violence par la violence. Ça devient le seul langage possible. Sans être essentialiste, on peut faire un parallèle avec le code d’honneur, très présent dans les sociétés arabes. En Palestine, la résistance ajoute une intensité supplémentaire. À ce stade, des deux côtés, la seule stratégie possible, c’est se défendre, et le seul honneur de la nation est celui de résister. Cela efface tout ce qui pourrait permettre une respiration, un projet d’émancipation : l’Autorité palestinienne, du reste, est passive. Que ce soit en Israël ou en Palestine, il n’y a aucun contre-projet, aucune solution alternative, et une impuissance diplomatique. Et c’est pour ça que cet état de violence est sans fin. Tout le monde est enfermé dans cet honneur, très masculin, de vouloir la victoire totale.

Comment inverser cette spirale de la violence ?

La question c’est aussi : comment recréer de l’empathie ? Depuis le 7 octobre, il y a une solidarité horizontale énorme en Israël : des groupes se sont organisés pour accueillir et aider les réfugiés, d’autres se sont portés volontaires dans les champs, d’autres ont cuisiné, ont organisé des cours de yoga…Ça fait partie des mesures de contention de la violence. Cette forme de solidarité horizontale fait que le pays ne s’effondre pas. Mais elle est limitée parce qu’elle reste dans une sphère communautaire ou intrafamiliale : les acteurs politiques ne la relaient pas, d’autant qu’en Israël il n’y a plus de corps intermédiaires. À part l’association Standing Together (voir encadré ci-dessus) qui arrive à élargir la solidarité pour qu’elle devienne une empathie partagée avec les Palestiniens, elle reste assez limitée. Et c’est là tout le problème : cette solidarité n’arrive pas à devenir un projet politique. Il y a une socialisation qui renaît, mais il manque la médiation des associations, des syndicats, ou des leaders, pour qu’elle devienne politique et donc démocratique.

Aujourd’hui, toutes les initiatives israélo-palestiniennes qui continuent sont liées à l’écologie. Parce que, précisément, on redonne du sens à la politique. L’écologie, c’est la diplomatie du vivant, la seule échappatoire à l’état de violence, aux mains d’acteurs politiques qui ont intérêt à l’entretenir et qui empêchent la reconnaissance d’individus qui peuvent être dépositaires de pluralisme, d’empathie et de force démocratique.


Sociologue  du politique

Spécialiste de la violence politique et des conflits, Sylvaine Bulle est professeure de sociologie (Paris Cité) et chercheure au Laboratoire d’anthropologie Politique (Ehess-Cnrs). Elle a écrit une Sociologie de Jérusalem (La découverte, 2020), et travaille actuellement sur les questions environnementales et écologiques en Israël.


Reconstruire, la rubrique qui fait espérer

L’association Standing Together (“Debout ensemble”) était la première initiative de solidarité israélo-palestinienne dont nous avions parlé dans notre rubrique “Reconstruire” (voir TSM 689). Dans le chaos actuel, où tout semble destiné à couler, nous voulions apporter une bulle d’oxygène en vous racontant ce qui se fait et se vit de constructif. Tous nos articles “Reconstruire” sont désormais consultables en ligne, à partir de votre espace membre – Foncez !

 

 

 

 

 

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