Entre les mots d’une israélienne juive pratiquante et d’un docteur en études islamiques, on se serait attendu que Terre Sainte Magazine confiât ces lignes à un chrétien convaincu. Mais un chrétien de quelle culture, de quelle nationalité, de quelle obédience, pour nous raconter quelle Terre Sainte, celle que décrirait un bibliste, un pèlerin, un prof de catéchisme ?
Au creux de l’hiver 2023, quand nous étions dans l’épouvante primale, consécutive à l’horreur des massacres du 7 octobre et à l’ampleur de revanche israélienne, quand la sainteté de la terre commençait à faire défaut, un palestinien, né dans une famille chrétienne mais « laïc » comme il se définit, prenait la défense des « Gens de Terre Sainte ».
L’entretien était mené par Edwy Plenel pour Médiapart. Le journaliste citait un extrait d’article : « C’est du monde tel qu’il va mal dont la Palestine nous parle. On l’observe, on la scrute, on l’encourage ou on lui fait la leçon, mais c’est elle qui nous regarde depuis l’avenir de notre humanité. » Quelques minutes après, il interroge : « Dans votre œuvre, vous dites souvent, et c’est un mécréant qui vous pose la question : « N’oubliez jamais que le territoire dont on parle, c’est la Terre sainte, c’est-à-dire cette terre commune aux trois monothéismes. »
Elias Sanbar est lancé. « Le piège, enchaîne-t-il, serait d’entendre [l’expression] comme une affirmation théologique, un principe de foi. » L’auteur palestinien est trop amoureux de la langue française pour accepter que nous reproduisions ses mots, mais il nous a invités à puiser dans son œuvre.
Gens de Terre Sainte
« Quand commence l’histoire de la Palestine ? » questionne son livre La Palestine expliquée à tout le monde1. « La Palestine, c’est également, à cette même période [au XIXe siècle NDLR], l’histoire des « gens de Terre sainte », un peuple qui possède sa culture, sa conscience identitaire, ses socialités propres, sa mémoire collective, ses réseaux de pouvoirs, qui sait qui il est, même s’il ne dispose pas encore d’un appareil d’État au sens moderne de l’expression.
« Qu’est-ce que veut dire la Terre sainte, pour les Palestiniens ? » poursuit l’ouvrage. « C’est l’un des fondements de leur identité. Ils sont certes musulmans, sunnites ou druzes, chrétiens de diverses communautés, juifs, mais tous se vivent comme les « Gens de Terre Sainte », c’est-à-dire les enfants d’une terre-réceptacle des trois monothéismes, les dépositaires des trois messages réunis. Ce qui déterminera d’ailleurs leur relation particulière au religieux et fera que la coexistence des religions en Palestine sera très particulière, structurellement plurielle.
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Car les Palestiniens ne sont pas comme les autres peuples le produit de leur seule histoire, mais les gardiens d’une terre qui ne ressemble à aucune autre. Chacun appartient bien à sa religion, mais chacun a en partage la conviction profonde et ancienne d’être le dépositaire de tout ce qui s’est passé dans ce lieu. Le rapport aux religions passe donc non par les dogmes, mais par l’espace, la géographie : C’était là et nous sommes de là.
Ne pas confondre Terre Sainte et lieux saints
Il y a en Palestine, ancrée, une forme extrêmement belle de pluralité. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que tous les Palestiniens sont « naturellement » ouverts et tolérants. Mais de souligner que tous sont convaincus que ce qui s’est passé dans ce pays leur appartient. Dès lors, fait unique, ce n’est pas la croyance qui fait le lien entre les « Gens de Terre Sainte », mais le « lieu de la croyance » en quelque sorte.
On peut ainsi apprécier à quel point le mouvement sioniste a frappé une intimité profonde, dès lors qu’il a affirmé que cette terre était exclusivement juive. De même, prétendre aujourd’hui à la façon des fondamentalistes que la Palestine serait exclusivement musulmane ou chrétienne est douloureux pour la majorité des Palestiniens, pétris, d’une génération à l’autre, de leur belle pluralité.
Les fondamentalismes et le sionisme sont des mouvements radicalement différents. Mais ils partagent la même approche d’une Palestine « monochrome ». Tout cela pour vous dire que la Palestine ne sera plus la Palestine le jour où elle perdra sa « polychromie ». »2
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« La Terre Sainte ne doit pas, comme c’est souvent le cas, être confondue avec les lieux saints. En effet, de nombreux pays possèdent des lieux saints, Lourdes en France par exemple, sans être pour autant des terres saintes. Ainsi une Terre Sainte est un lieu qui sanctifie ses lieux saints ainsi que la délimitation élargie de ces derniers, les sites sacrés », note Sanbar à l’entrée ‘Terre Sainte’ de son Dictionnaire amoureux de la Palestine3.
Il poursuit avec une idée qu’il a trouvé chez un autre auteur palestinien, Tarif Khalidi, selon laquelle la terre se sanctifie de la sainteté de ses visiteurs. « La Palestine des premiers temps islamiques] « fut rapidement remplie et sanctifiée par les souvenirs et les lieux sacrés dédiés aux compagnons de Mahomet. Des ascètes, des savants, des personnages vénérables s’y pressèrent en foule, apportant chacun sa parcelle de sainteté à la géothéologie du pays. S’ajoutant à toutes les confréries juives et chrétiennes qui y vivaient déjà.»4
Ahl Filastîn
« Les Palestiniens n’appartenant évidemment pas, chacun, aux trois religions abrahamiques, leur figure, celle des gens de la Terre sainte, est une unité à composantes distinctes, juive, chrétienne, musulmane, et la question qui se pose est de savoir pourquoi ces différences ne constituent pas le creuset d’exclusions réciproques, pourquoi ce pays traverse les siècles uni dans sa diversité.
Une traversée attestée par les travaux fondateurs de Claude Cahen lorsqu’il dresse un état des lieux de la Palestine du Moyen Âge : « Une société multiconfessionnelle très remarquable, où l’islam politiquement domine, mais où subsiste sans peine une proportion considérable d’autres fidèles d’autres confessions, dans une symbiose dont on chercherait vainement alors les équivalents en d’autres sociétés. »
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Ce constat est capital, non qu’il fournisse un argument idyllique à l’appui d’un prétendu esprit d’ouverture intemporel propre aux Palestiniens, mais parce qu’il souligne comme un “trait de caractère” populaire permanent. C’est parce qu’ils ne sont pas prisonniers du postulat « Peuple élu = droit exclusif sur la Terre sainte » que les enfants de cette terre, Palestiniens juifs inclus, se sont en permanence perçus comme Ahl Filastîn, Gens de Palestine, c’est-à-dire tenants des Lieux et dépositaires naturels de tout ce qui fut révélé en ces mêmes Lieux. Aux antipodes du prosélytisme, cette conviction populaire qui traverse les siècles est l’expression concrète d’un énoncé simple : toute cette terre est sainte et elle appartient toute, avec toutes ses croyances, à tous ses gens. »5
D’après Sanbar, ces Gens de Terre Sainte portèrent la sainteté de la terre jusqu’aux bouleversements du début du XXe siècle, quand les Britanniques commencèrent à qualifier une partie de la population comme « Habitants non juifs de Palestine ».
Lui pourtant, né en 1948 et beaucoup d’autres avec lui, méritent cette appellation de « Gens de Terre Sainte » parce comme il l’écrit lui-même dans son Dictionnaire si « L’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Les vaincus perdent inévitablement leur voix. Mais pas leurs rêves. »