Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

De la sacralisation de la terre

Robert Burkel
13 novembre 2024
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L’expression Terre Sainte connaît son apogée à l’époque des croisades. ©Carte de Jérusalem, vers 1180?, Uppsala University Library, MS C 691, fol 39.

Une historienne, une archéologue et un rabbin nous permettent de faire le point sur ce qui est entendu par les termes de Terre Sainte et quel vocabulaire du sacré est aujourd’hui le plus juste.


À partir du moment où elle sortit de son contexte biblique, la notion de “Terre Sainte” a, au fil des époques et des cultures, connu des fortunes diverses.

Pour Katell Berthelot, historienne des religions spécialiste du judaïsme, la reprise par certains kabbalistes du Moyen-Âge de cette expression biblique tirée notamment du livre de Zacharie (2, 16) reflèterait “une pensée de l’essentialisation de cette terre, qui serait sainte en elle-même, faisant de sa conquête, comme du temps des successeurs de Moïse, un commandement permanent (…) Ce qui va fonder l’arrière-plan idéologique du mouvement des colons aujourd’hui en Cisjordanie” 1.

Or “la sainteté biblique reste toutefois très ‘relationnelle’ : c’est parce que Dieu choisit cette terre qu’elle est sainte, ce n’est pas une propriété de la terre en soi”. D’ailleurs une fraction non négligeable du judaïsme orthodoxe – qui possède encore de nos jours une postérité en Israël même – se montrait extrêmement réticente à l’idée de s’établir en Terre Sainte, et ne le prônait pas du tout, considérant que la véritable “patrie” du peuple juif était la Torah et non pas un territoire défini à investir.

Terre sainte ou terre-patrie

Au cours des siècles, chacune des trois religions va “sacraliser” plus ou moins cette terre, au gré des flux et reflux de l’histoire : les chrétiens de l’époque byzantine aux croisades, puis les musulmans en promouvant de grands pèlerinages en Palestine après leur reconquête du pays, ensuite les mouvements sionistes au XXe – inquiets de l’intérêt croissant des chrétiens du XIXe siècle pour une archéologie biblique trop “christiano-centrée“ à leurs yeux.

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“Pour eux, ce n’est pas la Terre Sainte mais la terre-patrie, qu’il s’agit de faire passer du registre religieux au registre national”, souligne l’historienne Chloé Rosner2. L’instrumentalisation de l’archéologie “biblique” est présente depuis le XIXe siècle, comme appui à des revendications d’antériorité, de la part de communautés rivalisant pour légitimer leur appropriation de la terre, avec ce paradoxe qu’elle fut développée à des fins politiques par des lectures très “laïques” des textes sacrés et un glissement progressif de l’attachement à la Terre dite Sainte (des trois religions) vers un nationalisme affirmé.

Une distinction essentielle, cependant : dans la vision tant chrétienne que musulmane, cette terre est certes liée à des épisodes spécifiques de la Révélation et donc riche en “Lieux saints” de mémoire et de dévotion, mais n’est jamais présentée comme “Terre promise” par Dieu, susceptible de constituer un foyer national, qui serait inscrit dans des frontières accréditées par une prétendue continuité séculaire, et tirerait sa légitimité de textes sacrés.

Terre de sainteté

Du reste, l’expression “Terre Sainte” reste fondamentalement problématique et source de conflits dans la mesure où ses limites sont indéfinissables et très diversement comprises selon les conceptions politiques et religieuses de ses utilisateurs : mosaïque de “Lieux saints” pour les chrétiens, “Grand Israël” pour les sionistes les plus fervents, continuum de Damas à La Mecque via Al Qods (Jérusalem “La Sainte”) dans une conception musulmane extensive… 

Il faut enfin noter que les traductions vers l’hébreu d’ouvrages mentionnant la “Terre Sainte” ou la “Palestine” (celle du Mandat britannique, voire d’époques plus reculées) y substituent fréquemment le terme “Terre d’Israël”. Rien de surprenant à cela, puisque la possession de la terre est devenue, pour une partie croissante des peuples et des dirigeants de la région, un objectif purement politique, stratégique, sécuritaire, plutôt que religieux.

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Des deux côtés, malgré l’hyper-activisme belliqueux de groupes extrémistes invoquant la religion à l’appui de revendications territoriales ainsi “sacralisées”, le lent mouvement de sécularisation gagne aussi les sociétés proche-orientales. Pour ajouter à la complexité, certains courants juifs ultra-orthodoxes rejettent eux aussi le principe d’un “État juif”.

Pour sa part, le rabbin français Philippe Haddad proposait en 2011, dans la revue Transversalités, de remplacer la notion de “Terre sainte” par celle de “Terre de sainteté” , une terre sur laquelle les croyants “sont amenés à être saints”, à “sanctifier la terre” par leur style de vie, aux côtés de ceux qui ne partagent pas nécessairement leur vision ; il renouait ainsi avec l’appel exigeant à l’exemplarité adressé par le Dieu d’Israël à un peuple bénéficiaire de la Promesse et chargé de témoigner pour toute l’humanité de la “bonté” de la Loi, dans la paix et la justice.

  1. Les paradoxes de la Terre promise, Katell Berthelot, le Monde de la Bible N°204, 28 février 2013. ↩︎
  2. Creuser la terre-patrie, Chloé Rosner, CNRS Éditions, 2023. ↩︎
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