Jacques Bendelac: « Quand une guerre coûte aussi cher, l’économie s’arrête »
Cela fait un peu plus d’un an qu’Israël est en guerre. Comment cela affecte-t-il son économie ?
Israël est une économie de guerre. Elle survit malgré, et avec, un état de conflit permanent depuis sa fondation. Mais cette guerre est d’une intensité, d’une ampleur, et d’une longueur telles, qu’un an après, l’économie est en récession. En recul. On n’avait pas vu ça depuis la Seconde Intifada, dans les années 2000.
Tous les indicateurs sont au rouge : le PIB est en recul, l’inflation redémarre, les déficits publics explosent, les exportations sont en chute libre… On manque de capitaux et les débouchés à l’étranger se ferment car Israël est isolé sur le plan international.
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L’ensemble de l’activité est à l’arrêt : l’industrie, le tourisme, les services, la finance, l’agriculture, et même la tech, fleuron et moteur de l’économie israélienne, notamment parce que le pays manque de main d’œuvre du fait de la mobilisation des réservistes et de l’absence d’ouvriers palestiniens… Au plus fort de la guerre, c’est presque 20% de la population active du pays qui ne travaillaient pas. L’économie israélienne est résiliente et capable d’encaisser les chocs, mais celui-là, parce qu’il s’inscrit dans la durée, va être difficile à dépasser. Il n’y a pas de surprise. Quand une guerre coûte aussi cher, l’économie s’arrête.
À combien se chiffre le coût de la guerre ?
Le chiffre officiel parle de 220 milliards de shekels (55 milliards d’euros), soit 10% du PIB. Cela recouvre les dépenses à la fois militaires et civiles, comme les indemnisations des réservistes, des réfugiés, des victimes… Le budget militaire a lui été multiplié par deux : il est passé de 60 à 120 milliards de shekels en 2024 (de 15 à 30 milliards d’euros), soit 20% du budget de l’Etat. C’est autant d’argent qui fait cruellement défaut aux dépenses civiles courantes. Et on le ressent : les services publics, comme la santé ou l’éducation, se dégradent.
« Le gouvernement n’a pas de perspective de fin, c’est très grave pour l’économie, et ce sont les Israéliens qui en payent le prix. »
Comment Israël finance-t-il sa guerre ?
L’année dernière, le gouvernement a suivi ses principes de droite en coupant dans les dépenses publiques, tout en laissant filer le déficit qui représente aujourd’hui 8% du budget. C’est considérable. La baisse des dépenses ne suffira pas en 2025, et le gouvernement prévoit, dans son projet de budget, d’augmenter les impôts.
Quelles sont justement les grandes lignes du budget 2025, qui doit être voté prochainement à la Knesset ?
On va démarrer 2025 sans budget. A priori le vote se tiendra fin janvier. Cela montre combien le gouvernement se soucie peu des questions économiques. Le projet actuel vise à faire retomber le déficit public à 4% en 2025. Il s’agit essentiellement de continuer à couper les dépenses, et de relever les impôts, notamment les impôts indirects comme la TVA, la taxe d’habitation… Les retraites devraient être dévalorisées.
Il y a beaucoup d’objectifs, mais ce sont des promesses un peu vaines. Les politiques de privatisation continuent, même en pleine guerre. La poste et le port d’Ashdod sont par exemple en cours de rachat par des entreprises privées. Cette philosophie libérale n’est pas forcément ajustée en temps de guerre, qui nécessiterait plus d’intervention de l’Etat pour relancer l’activité et les investissements.
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Le budget 2025 est un budget d’attente, qui ne prévoit rien pour l’après-guerre. Le gouvernement n’a pas de perspective de fin, c’est très grave pour l’économie, et ce sont les Israéliens qui en payent le prix. Le PIB par habitant a diminué de 3% alors que tous les prix ont augmenté, et que les impôts s’apprêtent à être relevés. Les classes moyennes vont s’appauvrir, et les pauvres devenir encore plus pauvres, creusant les inégalités d’un pays qui fonctionne déjà à deux vitesses, avec près d’un quart de la population qui vit sous le seuil de pauvreté.
Comment réagissent les Israéliens face à cette perspective de hausse des impôts ?
L’Israélien comprend qu’une guerre longue a un coût. Il est prêt à mettre de sa poche. Le problème du coût de la vie n’est pour l’instant pas la priorité dans le débat public, par rapport à la fin de la guerre et au retour des otages. La préoccupation sécuritaire reste prioritaire. Les gouvernements de droite ont toujours réussi à convaincre leur électorat défavorisé qu’il faut une défense forte pour une économie forte, et que cela demande des sacrifices.
Ainsi, la consommation intérieure est le seul indicateur économique qui n’est pas au rouge. Les Israéliens veulent garder un semblant de normalité et maintiennent leurs niveaux de consommation. Les grands monopoles, comme la compagnie aérienne El Al en profitent pour augmenter leur prix. Pour les classes moyennes plutôt à gauche, le coût de la vie pourrait devenir un motif de départ.
Le shekel reste fort malgré tout. Comment l’expliquer ?
Israël connaît bien une pression internationale sur sa monnaie ; mais curieusement, le shekel ne se comporte pas de la même façon face à toutes les devises étrangères. Si le shekel s’est dévalué vis-à-vis de l’euro, il tient tête face au dollar, affichant une insolente stabilité.
Pour éviter les incertitudes concernant l’économie américaine, les investisseurs préfèrent vendre du dollar pour se réfugier dans des devises plus stables, comme l’euro ou le franc suisse. Le shekel profite de cette tendance à fuir le dollar. Les taux d’intérêt restent élevés en Israël et ne montrent pas de signe de baisse, ce qui incite les spéculateurs à changer leurs dollars en shekels pour investir à la bourse de Tel Aviv ou dans des placements bancaires rentables. Résultat : en cette fin 2024, il y a beaucoup de dollars en circulation en Israël, ce qui accélère sa dépréciation face au shekel.
Autre signe de l’afflux de dollars en Israël : les réserves de change explosent. Fin octobre dernier, la Banque d’Israël détenait 216 milliards de dollars de réserves en devises, un record de tous les temps. Les réserves en devises représentent bien un coussin de sécurité pour l’économie israélienne ; elles donnent au gouvernement une marge de manœuvre économique et financière pour, éventuellement, faire face à l’accroissement de la dette extérieure.