S’il est bien une idée tenace quant au sacré, c’est celle qui le voit comme coextensif à la propriété exclusive. Ce qui est sacré1 pour moi apparaît alors à beaucoup comme étant naturellement à moi et impropre à être « à l’autre ». Pire, la simple présence dudit Autre peut-être alors considérée comme une anomalie, un sacrilège, une pollution. Entre sacré, exclusivité et propriété, il semble y avoir un nœud, qu’il convient peut-être de trancher à vif2 afin d’exposer à quel point il est au fond étranger à la pensée juive telle qu’elle s’est élaborée depuis la Bible hébraïque et la Loi orale.
Dans cette question a priori hautement théorique et théologique, se joue sans doute l’un des drames les plus urgents de ce qu’on appelle pudiquement le conflit israélo-palestinien. Ce dernier, qui a connu au fil des années une « hiérosolymitisation », à savoir un durcissement progressif des valeurs sacrées centrées autour de Jérusalem/Al Qods3
et des mythes autour du Temple et de la mosquée d’Al Aqsa4 donne lieu à des négations systémiques de l’histoire de l’autre camp, à des accusations de falsifications, sur fond d’arguments apologétiques assez faibles (la primauté du premier monothéisme pour les juifs, la dernière révélation qui abroge les plus anciennes pour les musulmans). Jérusalem, nommée parfois Sion dans la Bible, est alors devenue une métonymie du reste : un enchevêtrement de cartes du sacré, comme il existe des cartes du Tendre, mutuellement exclusives, à potentiel éradicateur.
Inflation de choses sacrées
La pensée juive connaît effectivement une inflation de choses sacrées, et ce sacré, loin de n’habiter que de très hautes choses et de très importants objets, peut se trouver dans des choses plutôt triviales. Aux côtés des temps sacrés (moadeï qodesh), qui séparent les temps productifs du profane des temps improductifs et désœuvrés du sacré (Giorgio Agamben), on trouve aussi le peuple sacré (goy qadosh), qui est séparé du reste des nations par son appartenance directe à Dieu5, comme les prêtres le sont du reste du peuple par leur service réservé au culte de Dieu ; mais encore des fruits sacrés (perot sheviit), fruits qui, ayant poussé pendant l’année de la jachère, sont considérés comme porteurs d’une certaine sacralité (qedoushat perot sheviit) et que viennent entourer beaucoup d’interdits, notamment celui de les vendre ou de les exporter.
On trouve enfin la terre du sacré (eretz haqodesh) évidemment, qui a fini par le jeu de traductions par être appelée la Terre Sainte. Mais cette terre-là, cette terre de la Promesse, jurée déjà par Dieu (sur lui-même !) à Abraham, est tout sauf une terre de la propriété parfaite qui, comme on le sait est droit à l’usus, au fructus mais aussi à l’abusus qui peut aller jusqu’à la destruction (totale ou partielle) de la chose.
Sa sacralité se manifeste par des règles qui visent au contraire à la soustraire aux appétits voraces des hommes, aux orgueils des cultivateurs se rengorgeant de leur productivité : les prémices pour rendre à Dieu le produit de sa terre, commandements réservés à la terre d’Israël comme la jachère, shabbat de la terre, le jubilé.
Est sacré ce qui est inappropriable
Contrairement à certaines cultures pour qui le sacré est binaire et ne connaît aucune gradation, la loi juive quant à elle présente un sacré à degrés, à cercles concentriques : il y a du plus ou moins sacré. Mettre de la quantification et de la nuance dans le domaine qui est celui des absolus : là aussi, génie de la halakha. Parmi les endroits les plus sacrés se trouvent ceux qui sont liés au Temple.
Une règle se trouvant dans la Mishna6 illustre parfaitement le point sus-cité : « Il est interdit d’agir de manière irrévérencieuse ou de se comporter avec désinvolture devant la porte orientale du Mont du Temple, qui est alignée en face du Saint des saints. Par respect pour le Temple, il est interdit d’entrer sur le Mont du Temple avec son bâton, ses chaussures, sa ceinture porte-monnaie [punda], ou même la poussière de ses pieds. Il est interdit de faire du Temple un raccourci7 pour le traverser et, par déduction a fortiori, il est d’autant plus interdit de cracher sur le Mont du Temple. »
Toutes ces règles interdisent la morgue de celui qui y parade en propriétaire, qui foule aux pieds sans précaution ni crainte, qui y montre une arme, qui s’en sert comme d’un raccourci, c’est-à-dire qui traite ce lieu comme un moyen et non comme une fin8. C’est bien l’appropriation grossière des hommes qui est interdite. Est sacré ce qui est inappropriable : qui est à Dieu et qui peut donc être sans propriétaire terrestre exclusif mais dont l’usage peut être, et c’est là un espoir autant qu’un appel, partagé, repensé.
- Voir encadré Vocabulaire. ↩︎
- On doit à mon maître le philosophe Moshe Halbertal d’avoir déconstruit ce lien en ce qui concerne la pensée juive. Ce texte doit beaucoup à son approche qu’on peut voir dans la conférence suivante consacrée au concept de Lieu Sacré. ↩︎
- Preuve de l’enchevêtrement tragique des identités et des cartes du sacré, le nom arabe de Jérusalem est en fait un calque de l’expression hébraïque Ir Haqodesh, la ville sacrée. ↩︎
- Le nom donné par le Hamas au massacre du 7 octobre est d’ailleurs « Déluge Al-Aqsa », ce n’est évidemment pas un hasard. ↩︎
- « Car les Fils d’Israël sont mes serviteurs, ce sont mes serviteurs que j’ai fait sortir du pays d’Egypte » Lv 25, 55. ↩︎
- Mishna Berakhot 9 : 5. ↩︎
- Qapandaria du latin compendaria, raccourci qui permet d’éviter du temps et de l’effort. ↩︎
- On aura reconnu sans peine en miroir dans la liste des choses interdites de la Mishna les actes systématiques du ministre israélien d’extrême droite Itamar Ben Gvir à chacune de ses montées au Mont du Temple, qui sont alors autant de sacrilèges. ↩︎
Vocabulaire – Saint ou sacré ?
L’article reprend la distinction venue du droit romain entre sanctus, le saint, qui désignait ce qui avait été déclaré inviolable et protégé par la loi, et le sacer, le sacré, ce qui avait été consacré aux dieux ou à leur service par séparation d’avec le domaine du commerce et de l’usage normal. Le terme de sacré semble correspondre plus exactement à celui de qadosh en hébreu, raison pour laquelle l’auteure utilise ce dernier terme de préférence à « sacré » chaque fois qu’il est d’usage d’utiliser « saint ».