« On est loin de l’esprit de Noël ». Roni contemple la place de la Mangeoire, condamnée à sa forme de parking sans âme pour la deuxième année consécutive. Pas de sapin, pas d’illumination, pas de crèche… Comme en 2023, la municipalité de Bethléem, située en Cisjordanie occupée, a fait une croix sur les activités et festivités de Noël. « Personne n’a le cœur à se réjouir. Entre ce qui se passe à Gaza et ce qu’on vit ici… », élude Roni, le “maire de la place de la Mangeoire”, comme aime se faire appeler ce chrétien, propriétaire d’une boutique de souvenirs à côté de la basilique de la Nativité.
Au début de l’Avent, les chefs des Eglises de Jérusalem avaient pourtant appelé leurs communautés à “célébrer pleinement l’approche et l’avènement de la naissance du Christ, en donnant des signes publics d’espérance chrétienne”. L’année dernière, leur invitation à renoncer aux illuminations avait été interprétée comme une “annulation de Noël”.
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“À cause de cela, notre témoignage de l’unicité du message de Noël, celui de la lumière qui brille dans les ténèbres a diminué”, déplorent les prélats dans un communiqué où ils ont cherché à mettre le curseur au bon endroit entre guerre et espoir. Un exercice d’équilibriste habité par une conviction : cette année, Noël ne peut pas renoncer à porter le message de joie et d’espérance qui lui est propre.
« Les gens sont épuisés »
À l’Université de Bethléem, il y a bien un sapin. L’arbre artificiel, qui trône dans le hall d’entrée, a été décoré de dizaines d’angelots en bois et d’une longue liste de noms aux couleurs de la Palestine. Un hommage aux enfants morts à Gaza. Véritable microcosme de la société palestinienne, cette université privée catholique (la seule de Cisjordanie occupée) accueille près de 3 600 étudiants chrétiens et musulmans. Les préparatifs de la fête de la Nativité y sont teintés d’un dépouillement qui fait écho à la peine et aux incertitudes des Palestiniens.
Dans la salle communautaire de l’Université, une table d’expression libre invite les étudiants à répondre à une question hebdomadaire. “Qu’attendez-vous ?”, est-il demandé en ce 12 décembre. “La fin de la guerre”, “Une autre nationalité”, “Trouver mon lieu de paix”, “Mon mariage, devenir maman, tante et grand-mère”, “De l’argent”... Quelqu’un a aussi dessiné un squelette : c’est toutes les angoisses et les défis de la jeunesse palestinienne qui se donnent à lire sur une mosaïque de post-it.
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“Au stress de la vie de tout étudiant, s’ajoute le poids d’un quotidien sous occupation militaire : la route va-t-elle être bloquée ? Vais-je mettre deux heures pour venir à l’université ? Les gens sont épuisés”, résume le père Garrett Gundlach, jésuite américain formé au travail social qui anime la salle, baptisée “Oasis”.
« Serons-nous les prochains à être déplacés ? »
À Bethléem, où les 30 000 habitants dépendent largement des emplois et des revenus générés par un tourisme désormais inexistant, ainsi que des permis de travail révoqués par Israël après le 7-Octobre, la sensation est celle de l’asphyxie. Le taux de chômage est estimé à 35 % en Cisjordanie, selon un rapport de la Banque mondiale publié en septembre 2024. “Certains de nos étudiants n’arrivent plus à payer leurs frais de scolarité et ne peuvent suivre que la moitié de leurs cours. Il n’y a quasiment pas d’offres de petits boulots”, soupire Hanadi Younan, doyenne de la Faculté des Arts, qui regrette de voir l’éducation s’effondrer depuis cinq ans, mais qui loue la résilience des étudiants.
Les signes de pauvreté, habituellement invisibles dans une société très solidaire, se multiplient : “On a triplé notre budget d’aide aux plus démunis, confie une communauté religieuse qui souhaite rester anonyme. Un dimanche de décembre, neuf familles sont venues nous demander de la nourriture. À la fin de la journée, on n’avait plus rien dans nos placards.”
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L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier dresse un mur d’incertitudes et de craintes. Alors que Bezalel Smotrich a assuré que l’année 2025 serait celle de l’annexion de la Cisjordanie, Hanadi Younan s’inquiète : “Serons-nous les prochains à être déplacés ?”
70 familles chrétiennes ont quitté Bethléem
“Personne ne se soucie des Palestiniens. Personne ne voudrait vivre comme nous, sans sécurité sociale, sans pouvoir se déplacer, sans droits tout court… Ça va empirer, on le sent. Et pourtant, personne ne fait rien, s’indigne Roni. Je suis la troisième génération à gérer la boutique, mais je ne souhaite pas à mes enfants de reprendre le flambeau. Je leur souhaite de partir d’ici.”
Dans ce contexte, nombreux sont les chrétiens (20% de la population de Bethléem) à faire le choix de l’émigration, amplifiant une dynamique de long cours. Plus de 70 familles auraient ainsi quitté la ville depuis le début de la guerre, selon une estimation du père Rami Asakrieh, curé de la paroisse de Bethléem.
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George (le prénom a été changé), a vu son frère partir aux États-Unis en novembre et entreprend quant à lui des démarches pour s’installer en Espagne. “On n’a pas d’avenir ici. Pas d’opportunités. On est coincé”, confie le jeune homme, qui s’apprêtait à ouvrir son auberge de jeunesse au moment du 7-Octobre. Il soupire, désabusé : “Je voudrais juste que la vie reprenne comme avant la guerre.” Plus que la paix, qu’ils savent hors de portée à ce jour, les Palestiniens veulent surtout que l’étau se desserre. Comme l’année dernière, la joie de Noël se vivra dans l’intimité des foyers et la ferveur des églises.