Les chrétiens d’Alep dans l’inconnu après la prise de la ville par les rebelles
(f.p.) Inquiétude et attente. Les chrétiens d’Alep, ceux qui restent après le long siège de 2012-2016 et les difficiles années de reconstruction ratée qui ont suivi – vivent dans l’incertitude depuis la prise de la ville par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham. Cette milice rebelle, basée à Idlib et opposée au régime de Bachar al-Assad, a profité de l’affaiblissement du Hezbollah et de l’Iran, alliés de Damas, pour lancer une offensive le 27 novembre. Celle-ci bouleverse un statu-quo qui n’avait pratiquement pas bougé depuis 2020 dans le nord de la Syrie.
La retraite des troupes gouvernementales de Damas a été d’une rapidité inattendue. Elles ont perdu le contrôle total de la ville, ce qui ne s’était jamais produit, même pendant les années les plus tragiques de la guerre. Les rebelles ont fermé l’autoroute menant à Damas et ont déclaré qu’ils avaient également occupé une base militaire et une quinzaine de villages autour de la ville.
Témoignages de franciscains
La Russie, alliée du président Assad, a effectué quelques frappes aériennes pour ralentir l’avancée des rebelles. L’une d’entre elles a touché l’enceinte de l’ancien collège Terra Sancta de la Custodie de Terre Sainte, sans faire de victimes ni de blessés. Les frères Samhar Ishak et Bassam Zaza, les deux franciscains qui y résident, ont été pris par surprise alors que se déroulaient les activités de la boulangerie qui distribue de la nourriture aux nécessiteux.
Mgr Hannah Jallouf, évêque des catholiques latins de Syrie, et Mgr Bahjat Karakash, curé franciscain d’Alep, interrogés par les agences de presse, ont confirmé qu’il n’y avait pas de victimes, mais seulement des dégâts matériels. Mgr Jallouf a précisé que les nouvelles faisant état de chrétiens tués sont fausses. Tout en exprimant leur soulagement, ils craignent que la ville ne redevienne un champ de bataille, comme par le passé.
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En attendant, les églises restent ouvertes. Frère Bahjat a déclaré qu’il a pu se déplacer dans la ville, accompagnant en urgence une femme âgée à l’hôpital, sans rencontrer d’obstacles. Mais les premières incertitudes concernent le fonctionnement des services publics et des institutions, dont les activités sont suspendues. Si l’électricité a été maintenue jusqu’à présent, l’approvisionnement en eau est une source d’inquiétude.
« Notre soupe populaire a repris ses activités. Nous distribuons plus d’un millier de repas« , poursuit le Frère Bahjat dans un message. « Nous continuons à travailler aussi longtemps que nous le pouvons », m’a dit Frère Harout, responsable de la soupe populaire, en évoquant la possibilité d’une pénurie de nourriture et de gaz pour les prochains jours. Aujourd’hui, en raison du manque d’essence et donc de transport, nous avons dû demander aux personnes âgées d’envoyer quelqu’un chercher les repas qu’elles reçoivent habituellement à la maison ».
Frère Bahjat a déclaré que, s’il y avait un désir de retour à la normale, « nous sommes conscients qu’il faut du temps, qui, nous l’espérons, ne sera pas long ». Dimanche, les frères ont célébré la messe en présence d’un grand nombre de fidèles, ceux qui sont restés dans la ville. Mais le problème de l’enterrement des morts commence à se poser, car la zone du cimetière est devenue dangereuse. « Nous voulons continuer à être un instrument de paix et de réconciliation là où notre Seigneur nous envoie« , ont assuré les frères.
Un revirement soudain
Le retrait des forces militaires de Damas a montré que le contrôle du régime était plus fragile que prévu. Même pendant les années sanglantes de la bataille d’Alep, lorsque la ville était divisée en deux, les forces loyales à Bachar al-Assad n’avaient jamais laissé aux rebelles le champ libre dans l’ensemble d’Alep. Aujourd’hui les miliciens célèbrent leur victoire en se faisant prendre en photos devant les images omniprésentes du président syrien.
Le scénario régional a changé : les alliés d’Assad sont tous distraits par d’autres guerres et sont affaiblis. La Russie est embourbée dans son invasion de l’Ukraine qui dure depuis près de trois ans, tandis que l’Iran et le Hezbollah subissent les coups de boutoirs israéliens. C’est dans ce contexte que le cessez-le-feu qui tenait pour l’essentiel depuis 2020, sous la médiation de la Russie et de la Turquie, a volé en éclats.
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Un autre élément à ne pas négliger est la situation dans laquelle vivent depuis des années des millions de personnes déplacées et de réfugiés : au moins deux millions d’opposants syriens à Assad se sont concentrés dans des camps de réfugiés à Idlib et le long de la frontière turque, tandis que 3,2 millions de personnes vivent en exil dans le sud de la Turquie. Le gouvernement d’Ankara et la société turque tolèrent de moins en moins leur présence. Un nombre aussi important de Syriens qui ont fui pendant la guerre et qui sont privés de la perspective de retourner dans leur pays ou leur patrie constitue une incitation à renverser le statu quo.
Le sort des minorités religieuses en question
La prise d’Alep par les djihadistes est un réveil brutal pour ceux qui pensaient que la situation était stabilisée. La guerre en Syrie n’a jamais été terminée, comme le montre surtout le fait que le territoire du nord-ouest frontalier avec la Turquie n’est pas repassé sous le contrôle de Damas et qu’aucune solution politique de compromis n’a été trouvée. Et la Turquie, qui a largement soutenu les opposants d’Assad pendant les années de la guerre civile syrienne, a continué à poursuivre ses propres intérêts, avec une présence le long du territoire frontalier du nord et des attaques contre les forces kurdes YPG, qu’elle considère comme flanquant les Kurdes de Turquie.
Il est donc très probable qu’il ait soutenu Hayat Tahrir al-Sham dans son offensive. Ce groupe armé sunnite, issu en 2017 d’une émanation du front al-Nusra (galaxie al-Qaïda) et qui se fait appeler « Organisation pour la libération du Levant », pousse vers le sud après Alep, avec pour objectif de conquérir Hama (environ un million d’habitants). Les Kurdes d’Alep sont également attaqués et se replient vers des zones plus sûres à l’est de la Syrie.
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Le gouvernement d’Assad avait réussi à chasser les formations djihadistes après des années de combats qui ont dévasté la ville jusqu’en 2016. Il avait été maintenu principalement grâce au soutien militaire de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah. Moscou, qui dispose d’une base aérienne près de Lattaquié et d’une base navale à Tartous, a contribué aux frappes aériennes. L’Iran, grâce au général Qasem Soleimani, chef des Pasdarans tué en 2020, a été l’artisan de l’alliance entre Téhéran et Damas et a organisé plusieurs milices chiites avec des combattants irakiens, afghans et autres. Surtout, l’aide sur le terrain pour les troupes de Damas est venue de son allié libanais : les miliciens chiites du Hezbollah ont apporté un soutien indispensable aux forces d’Assad.
Aujourd’hui, tous les gouvernements, ceux qui sortent vainqueurs comme ceux qui sortent vaincus de ce tournant de la guerre syrienne, lancent des appels à la non-escalade. Deux questions se posent aux habitants d’Alep, l’une plus angoissante que l’autre : que feront les nouveaux occupants sunnites, notamment à l’égard des minorités religieuses ? En alternative à l’« administration » islamiste, les alliés de Damas pourraient décider d’aider Assad dans la reconquête. Les nouvelles des groupes armés chiites irakiens, comme le Katiab Hezbollah allié à l’Iran, qui reviendraient en Syrie pour renforcer les forces armées régulières, sont un prélude à une nouvelle phase de la guerre.