IIIe siècle : un silence historique
Si vous cherchez des informations sur le christianisme au IIIe, autant arrêter l’entretien tout de suite”. Elle a beau le dire dans un sourire, Brouria Bitton-Ashkelony, historienne et professeure à l’université hébraïque de Jérusalem, commence par doucher nos attentes.
Ce jour d’hiver est ensoleillé dans la cafeteria de l’université du Mont Scopus, et l’expertise de Brouria Bitton-Ashkelony porte sur le christianisme oriental antique, notamment la pratique du pèlerinage et le monachisme.
“Les informations historiques sur le christianisme au IIIe siècle sont rares”, explique l’enseignante qui commence néanmoins à livrer de précieuses informations. Ainsi apprend-on que la Galilée est à cette époque principalement juive, un état de fait qui persistera jusqu’au VIe siècle. Les données sur Jérusalem sont, elles, quasi inexistantes. Le christianisme est alors une secte émergente. Les conversions sont rares et plus lentes que dans le reste du Moyen-Orient.
Pourtant une figure se détache dans les archives de cette époque, celle d’Origène (185-253). Cet intellectuel égyptien d’Alexandrie avait tissé des liens avec Jérusalem, où il avait étudié l’hébreu avec un professeur juif. En 215, fuyant l’Égypte, il se fixe à Césarée. Autour de lui et de la bibliothèque qu’il constitue, se développe un centre intellectuel du christianisme. C’est principalement à travers les écrits d’Eusèbe de Césarée (v 263-339), que l’on commence à percevoir les contours d’une communauté intellectuelle et chrétienne en Palestine.
Césarée, capitale intellectuelle de la Palestine romaine
Jérusalem, connue sous le nom d’Ælia Capitolina, n’est plus la capitale politique de la Palestine romaine depuis le siège de 70. C’est Césarée Maritime qui l’a remplacée, véritable plaque tournante économique et culturelle. “Césarée était un foyer de vie intellectuelle, où se mêlaient les traditions juives et chrétiennes”, précise Bitton-Ashkelony. Origène y enseignait, et des figures comme le rabbin Abahu (279-320), un intellectuel talmudiste, y ont laissé une empreinte significative. Cette dynamique contraste fortement avec le silence relatif des sources entourant Jérusalem à la même époque.
“Les activités intellectuelles de Césarée s’inscrivaient dans une tradition régionale plus large. Inspirées par Alexandrie et Athènes, les communautés savantes de Césarée étaient étroitement liées aux grands centres intellectuels de l’Empire romain. Gaza, bien que païenne, par exemple, était renommée pour ses écoles de droit et attirait des étudiants de tout l’Empire. La bibliothèque, ainsi que l’école de pensée autour d’Origène à Césarée, sont emblématiques de cette vitalité intellectuelle.”
Malgré tout, à Ælia/Jérusalem, Alexandre le Cappadocien, évêque de la ville de 231 à 249, constitue lui aussi une bibliothèque, probablement aidé d’Origène. Signe aussi de la présence d’une communauté sur place.
Au IIIe siècle, le christianisme reste une religion en construction. “Les premiers chrétiens étaient souvent juifs, et la séparation entre judaïsme et christianisme n’était pas encore claire”, rappelle la professeure. Les deux religions ont ceci de commun dans l’Empire romain qu’elles font l’objet de persécutions régulières, surtout dans la deuxième moitié du IIIe siècle avec les persécutions de Dèce en 249-251, Valérien en 257-258 et Dioclétien et ses collègues de la Tétrarchie à partir de 303.
Le premier quart du IVe siècle marquera un tournant pour Jérusalem, quand bien même la composition de sa population a évolué. Après les interdictions imposées aux juifs sous Hadrien (76-138), la ville est devenue majoritairement non-juive. À l’époque de Constantin (272-337), les communautés juives locales sont quasi inexistantes, bien que certains juifs viennent encore à Jérusalem pour des occasions spécifiques, comme le Tisha BeAv. Le neuvième jour du mois d’Av sur le calendrier hébraïque, jour de jeûne en commémoration de la destruction du Temple.
La construction des basiliques de la Nativité à Bethléem et du Saint-Sépulcre et de l’Ascension à Jérusalem font naître la notion de “Ville sainte”. La professeure Bitton-Ashkelony souligne l’importance de cette période où les lieux physiques en Terre Sainte commencent à être liés à des événements spécifiques du Nouveau Testament. Ce processus, conceptualisé par Maurice Halbwachs, marque le début de la transformation de la géographie de la Terre Sainte en un espace sacré. Cela éveille un intérêt croissant pour les pèlerinages, qui culminera dans les siècles suivants.
Sur le plan théologique, très peu de développements significatifs ont lieu sur place entre le premier concile de Jérusalem, documenté dans les Actes des Apôtres, et l’édit de Tolérance promulgué à Milan en 313. “La présence chrétienne était minimale, souvent étrangère, et la plupart des premiers évêques du concile de Nicée n’étaient pas des théologiens”, note Bitton-Ashkelony. Ce n’est qu’au IVe siècle que Jérusalem devient un centre religieux majeur, grâce aux investissements de Constantin.
L’étape suivante
C’est dans ce riche terreau que l’on voit émerger de nouvelles figures comme celle de Cyrille de Jérusalem (315-387), évêque de la ville connu pour ses prédications données dans la basilique du Saint-Sépulcre aux abords de laquelle il réside.
Outre le développement des sites chrétiens, des communautés monastiques comme celle de Mélanie la Jeune (383-439) émergent. Ces monastères deviennent des centres d’activité intellectuelle et religieuse, attirant des pèlerins du monde entier. La bibliothèque de Mar Saba devient un centre de production et de préservation de manuscrits jusqu’au Xe siècle.
Le christianisme en Terre Sainte, d’après Bitton-Ashkelony, est théorisé à l’étranger avant d’y être importé par des pèlerins qui ont souvent pris un aller simple pour la Palestine et restent en tant que moines et moniales.
“Ces développements montrent que la Terre Sainte n’était pas seulement un lieu de mémoire religieuse, mais également un carrefour cosmopolite et intellectuel”, conclut Bitton-Ashkelony. En revisitant cette époque, elle nous invite à regarder au-delà des ruines et des pierres pour percevoir l’effervescence d’un christianisme qui, en Palestine plus qu’ailleurs, se cherche encore.🔴
Quand Ælia cachait Jérusalem
En 130 l’empereur Hadrien rebaptise Jérusalem Ælia Capitolina, en alliant son nom de famille Ælius à celui de Jupiter Capitolin (du Capitole). Ce changement marque la transformation de la ville en colonie romaine. Les plans de reconstruction, incluant des temples païens et une urbanisation typiquement romaine, suscitent une vive opposition, contribuant au déclenchement de la révolte de Bar Kokhba (132-135). Laquelle est brutalement réprimée, entraînant l’expulsion des juifs, interdits d’accès à Ælia, sauf lors du 9 Ab, jour de commémoration de la destruction du Temple.
La population comprend des vétérans romains, grecs et syriens. Les juifs expulsés se réfugient principalement en Galilée.
La destruction presque totale de l’ancienne Jérusalem marque également la disparition de la province de Judée, remplacée par la Syria Palestina.
Sous Constantin, au IVe siècle, Jérusalem retrouve son importance chrétienne. Sa mère, Hélène, fait identifier des lieux bibliques, entraînant la construction de sanctuaires. Cependant, l’interdiction faite aux juifs de résider dans la ville persiste. Cette période voit la ville évoluer d’une colonie romaine à un centre chrétien, tout en restant un symbole de division religieuse et culturelle. Ælia Capitolina reste ainsi un moment clé dans l’histoire de Jérusalem, marquant la transition entre ses héritages juif, romain et chrétien.