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Chute d’Assad: « À Knayeh, c’était la première fois qu’on sonnait les cloches en 13 ans »

Cécile Lemoine
25 février 2025
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Frère Khukaz Mesrob sonne les cloches de l'église de Knayeh le 8 décembre 2024 - Capture d'écran d'une vidéo publiée sur Facebook

Un peu plus de trois mois après la chute du régime syrien, le petit village chrétien de Knayeh, occupé depuis 13 ans par les djihadistes de Daesh puis les groupes rebelles, respire à nouveau. De passage à Jérusalem, son curé, frère Khukaz Mesrob de la Custodie de Terre Sainte, raconte son enthousiasme et son espérance.


Son premier réflexe ? Courir à l’église et monter au clocher. Ce matin du 8 décembre 2024, alors que la Syrie se réveille avec la nouvelle que le président Bashar al-Assad a fui la Syrie sous la poussée fulgurante des groupes rebelles, le frère Khukaz Mesbrob fait sonner les cloches de l’église Saint-Joseph de Knayeh. La corde est cassée, alors le curé franciscain y va avec les mains. « C’était la première fois, en 13 ans, que les cloches sonnaient dans le village. Les gens ont pleuré de joie », s’émeut-il encore à l’évocation de ce souvenir.

Quand il redescend, le sheikh musulman du village l’attend : « Pourquoi avez-vous sonné les cloches ? C’est interdit ! » « Parce qu’on a gagné, parce que c’est un jour de victoire! », lui répond le franciscain. « C’est un jour de victoire, mais seulement pour l’Islam », rétorque le Sheikh, qui appartient au groupe Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), à la tête de la rebellion contre le régime Assad. « Aujourd’hui, je ne sonne pas les cloches tous les jours, mais seulement pour les fêtes importantes. J’attends que la situation se calme », explique frère Khukaz, natif de ce village et envoyé par la Custodie de Terre Sainte pour y servir comme curé à l’été 2024.

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À Knayeh, la chute du régime de Bachar al-Assad a été vécue comme une libération. Collé à la frontière avec la Turquie dans la province syrienne d’Idlib, ce village chrétien a vu passer tous les groupes djihadistes depuis la début de la guerre en 2011 : le Front al-Nosra, Daesh et son califat islamique, les groupes rebelles anti-Assad dont Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), à la tête de la rébellion qui a fait tomber Bashar al-Assad…

Isolement et lois islamiques

Les destructions et persécutions infligées par ces islamistes radicaux ont poussé les habitants à partir : sur les 10 000 chrétiens qui peuplaient Idlib et sa région avant la guerre, seuls 500 sont restés, tout rite confondus et répartis sur les villages de Knayeh, Jdaydeh et Yakubieh, dans la vallée de l’Oronte. Sur les 10 prêtres et 8 religieuses qui y étaient missionnés, seuls deux sont restés : les prêtres franciscains de la Custodie. Ils ont tenu le navire malgré la guerre, les discriminations, l’épidémie de covid, le tremblement de terre, offrant aide et refuge aux gens dans le besoin.

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Pendant 13 ans, la petite communauté chrétienne est restée isolée et sous le joug de la Sharia islamique. « Ma mère, comme toutes les femmes, devait mettre le voile musulman. Je ne pouvais pas sonner pas les cloches, ni mettre l’habit, mais à l’intérieur de moi il y avait une église. Je sonnais les cloches à l’intérieur. L’habit est dans la tête, la foi dans le cœur », raconte frère Khukaz, qui ne se fait pas appeler « mon père » ou « frère », mais Sheikh Abu Mohran, selon la tradition musulmane. Les maisons sont volées, occupées, ou détruites.

Ordonné à Alep en 2022, frère Khukaz a remplacé le frère Hanna Jallouf, nommé vicaire épiscopal d’Alep, à Knayeh à l’été 2024 ©Paroisse Saint François d’Alep

À partir de 2020, la route qui permet de relier le village à Idlib en une heure est fermée, rendant Knayeh inaccessible à moins de faire un détour de deux jours. La réouverture de cet accès depuis la chute du régime est la principale amélioration en matière de vie quotidienne.

Très vite, la Custodie de Terre Sainte organise une visite. Le 31 décembre 2024, la paroisse accueille une délégation de frères, la première en 14 ans. Des larmes coulent sur les joues du frères Khukaz quand il montre le montage vidéo qui immortalise ce moment : « Nous n’étions plus seuls. »

Accueil festif de la délagation franciscaine à Knayeh. Fra Hanna Jallouf, aujourd’hui Vicaire apostolique d’Alep des Latins, y est né et y a été curé pendant 20 ans, y compris pendant toutes les années de guerre ©Custodie de Terre Sainte

Al-Joulani et les bonnes relations avec les chrétiens

Les chrétiens de Knayeh et du reste de la province d’Idlib sont les premiers à constater le changement de braquet opéré par les djihadistes anti-Assad. Ils observent l’émergence de la figure d’Al-Joulani, qui après avoir rompu avec al-Qaïda, transforme le front al-Nosra en Hayat Tahrir al-Sham en 2017, et fait d’Idlib, dernier bastion rebelle de Syrie, un laboratoire de gouvernance locale : « Dans sa rhétorique adressée à la population civile, al-Jolauni s’est efforcé de se présenter comme un leader national, avec des messages de paix adressés aux communautés locales, chrétiennes et chiites », explique le chercheur Patrick Haenni sur Orient XXI.

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« Avant qu’il devienne président, le père Louay et le père Hanna ont déjeuné trois fois avec lui. Les relations étaient bonnes, explique frère Khukaz. Les chefs des djihadistes nous comprennent, ils veulent travailler avec les franciscains, parce qu’ils comprennent qu’on est la voix vers l’Europe. Par contre, leurs sbires, ceux qui vivent dans le village, ne comprennent pas. Ils ont une vision simpliste de la religion. À Noël, alors que nous étions avec les enfants, ils ont lancé des petites bombes près des portes et des fenêtres. Pareil pendant un enterrement. »

Ahmad Al Chareh lors de la rencontre avec les franciscains de la Custodie de Terre Sainte, le 31 décembre 2024 ©Église latine – Bab Touma

Le curé de Knayeh, qui a servi dans l’armée syrienne avant de rejoindre les franciscains, veut croire que cette situation ne va pas durer : « La guerre est finie. Tous ces djihadistes qui occupent le village viennent de pays étrangers, ils vont partir. » Il veut croire aussi, que l’expérience de gouvernance à Idlib va servir à l’ensemble de la Syrie. « Quand al-Joulani a rencontré les évêques, le 31 décembre, il les a rassuré en leur disant : “Parlez avec les frères de Knayeh, vous verrez, nous sommes amis avec eux. »

Les chrétiens reviennent

« Il y a toujours un reste de Sharia, note le franciscain. Mais si al-Jalouni veut être Président de la Syrie, il doit parler avec la France, les États-Unis, et il ne peut pas le faire comme un djihadiste. Alors il a troqué sa veste militaire contre un costume, et il montre qu’il s’entend bien avec les chrétiens, qu’il travaille avec nous et qu’il ne nous tue pas. C’est de la politique.

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Trois familles, parties à Alep ou Lattaquié pour fuir l’Etat Islamique, sont revenues à Knayeh. « Les plus pauvres », souligne frère Khukaz qui s’enthousiasme de ce retour. Avec seulement une dizaine d’enfants, sa communauté est vieillissante : « On parle avec les gens pour leur dire de revenir, qu’on va les aider pour reconstruire leur maison, pour leur projet, et redonner de la vie au village. » Le franciscain a l’espoir chevillé au corps et au cœur : « Un chrétien doit toujours vivre l’espérance du bien. Ici, on espère, on prie et on vit. Dans tous les cas, ça ne peut pas être pire que sous Bashar al-Assad. »

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