
L’une a perdu son fils unique. L’autre a perdu son petit frère et 15 membres de sa famille.
L’une est Israélienne, l’autre est Palestinienne. Alors que tout, dans leurs sociétés respectives, les séparent, Michal Halev et Najla Al-Sharif sont devenues, dans la foulée du 7-Octobre, membres de la même organisation, le Cercle des Parents. Témoignages.
Elle s’est toujours tenue à distance du conflit. Et puis tout a changé. Un pied en Israël, un pied aux États-Unis, Michal Halev parcourt le continent américain dans une caravane quand le drame du 7-Octobre la frappe de plein fouet. Son fils unique, son “doux géant”, La’or, âgé de seulement 20 ans, est tué par des combattants du Hamas alors qu’il tente de s’échapper du Festival Nova. Le témoignage erroné d’une survivante laisse d’abord sa famille penser qu’il fait partie des otages emmenés à Gaza. “Moi qui n’étais jamais sur le devant de la scène, j’ai multiplié les interviews, plus de 15 en deux jours, fais des vidéos pour les réseaux sociaux… Tout pour qu’on me ramène mon fils”, raconte Michal, 47 ans, rencontrée à Pardes Hanna, bourgade israélienne plutôt de gauche, son camp de base en Israël.
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Et puis cinq jours après le 7-Octobre, une équipe de travailleurs sociaux et de soldats frappent à sa porte. “Le monde s’est effondré”. La douleur de ce souvenir transparaît dans le tremblement de sa voix. “Je suis sortie, et, assise sous un arbre, j’ai parlé à La’or. Je lui ai promis que je ferai quelque chose de bien. En sa mémoire.”
Deux jours plus tard, après la crémation du corps, la période de deuil de la Shivah débute. Assise au milieu d’une multitude de bougies disposées dans le salon du père de son fils, à Pardes Hanna, le cœur et le corps broyés par le chagrin, elle écoute les commentaires qui fusent autour d’elle : “Il faut raser Gaza”, “Israël doit répondre fort”… “On m’a même montré une photo d’un obus où un soldat avec écrit le nom La’or Abramov. En dessous, il y avait trois lettres hébraïques, un raccourci pour : “Que le Seigneur venge son âme”. Ça m’a bouleversée, se souvient Michal. Qu’une telle chose puisse être faite à une autre mère, à un autre enfant ? Ça me paraissait insupportable. Pas en mon nom, pas au nom de La’or.”
Pas de vengeance en mon nom
Le lendemain, elle se filme et délivre un message qui tranche avec tous les appels à la revanche : “Les guerres ne sont pas la solution, les guerres ne sont pas le moyen de régler les problèmes. En mon nom, je ne veux pas de vengeance…” Art-thérapeute et animatrice de cercles de femmes, Michal n’a jamais été une activiste de la paix, fuyant les considérations politiques du conflit
israélo-palestinien : “J’ai toujours cru à un avenir en commun et à la paix. Mais ma façon de guérir le monde était d’éduquer les gens à l’amour. Mon fils a grandi dans une école centrée sur le dialogue, la rencontre de l’autre…”, expose la mère endeuillée. Si Michal avait vaguement entendu parler du Cercle des Parents, elle ne s’était jamais sentie concernée. En décembre 2023, elle contacte l’organisation.
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Fondée en 1995, dans la foulée des accords d’Oslo, le Cercle des Parents regroupe aujourd’hui près de 800 familles israéliennes et palestiniennes qui ont perdu un ou des proches dans le conflit et tentent malgré tout de contribuer au processus de paix en rencontrant “l’autre camp” lors de groupes de parole et d’activités partagées.
Tous les ans, à l’occasion de la Journée du souvenir, qui commémore les soldats israéliens tombés au combat et les victimes du terrorisme, le Cercle des Parents coanime une cérémonie alternative, où Israéliens et Palestiniens pleurent ensemble leurs défunts. Michal accepte de participer à l’édition de 2024 : “Je n’avais pas eu la force de devenir active dans le mouvement, mais à ce moment-là je me suis dit que ça serait un magnifique moyen de tenir ma promesse à La’or.”
Le 12 mai 2024 elle témoigne, face aux caméras qui retransmettent la cérémonie en ligne, premier pas de ce nouvel activisme tourné vers “la compassion”. Séduite par les témoignages palestiniens entendus lors des différentes rencontres physiques ou en ligne du Cercle des Parents, Michal réfléchit à un projet pour réunir des femmes palestiniennes et israéliennes autour de l’art, de l’artisanat et des cœurs (heart & craft en anglais). “J’ai senti qu’on était du même côté, relate la mère de La’or. Malgré les narratifs dans lesquels nos deux peuples ont grandi, on choisit la vie et l’amour. On voit l’humain dans les autres, pas l’ennemi.”
Et juste en face

Changement de décor. Les collines de Bethléem en arrière-plan, Najla Al-Sharif a donné rendez-vous dans les bureaux de la branche palestinienne du Cercle des Parents. Comme Michal Halev, elle fait partie des 85 nouvelles familles endeuillées qui ont rejoint l’organisation depuis le 7-octobre 2023.
Originaire de Gaza, Najla, 43 ans, est arrivée à Hébron, en Cisjordanie occupée à l’âge de 20 ans pour épouser celui qui est aujourd’hui le père de leurs 5 enfants. Femme active, pleine d’initiatives et salariée de l’UNRWA, elle est terrifiée par le début de la guerre à Gaza. Sa mère, son père en fauteuil roulant, ses frères… toute sa famille vit à Khan Younis, dans le sud de l’enclave : “Je n’ai pas eu de nouvelles pendant 15 jours, à cause des coupures de réseaux. Je m’endormais avec la peur d’apprendre leur mort.”
Déplacée trois fois, sa famille est contrainte de vivre sous une tente. Le 30 décembre, 2023, elle apprend la mort de son petit frère, Abdelrahman. Âgé de 28 ans, il était le père de deux bébés, des jumeaux. “Il a été tué dans un bombardement, alors qu’il allait chercher du lait pour ses enfants. C’était la pire nouvelle, la pire journée. J’ai crié si fort que tous les voisins m’ont entendue”, souffle Najla, des larmes au coin de l’œil. Au total, ce sont près de 15 membres de sa famille qui ont été tués. Certains sont encore sous les décombres de leurs habitations.
Une pilule difficile à avaler
Najla, qui connaissait le Cercle des Parents par l’intermédiaire d’une amie, endeuillée d’un fils, décide de rejoindre l’organisation peu après ce drame, mais devenir active lui demande du temps. “Les gens n’entendent que le point de vue israélien, je voulais porter les voix des miens et leurs histoires. Expliquer qu’on ne cherche ni la violence ni l’extrémisme, mais une vie comme les autres. Le silence de nos parents et de nos grands-parents lors des guerres passées a mené à l’impasse actuelle. Il est temps que cela change : la violence n’amène que la violence”, regrette cette résidente du camp de réfugiés d’Al-Arroub à Hébron.
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Sa première rencontre avec des Israéliens, lors d’une récolte d’olives conjointe à Battir en octobre 2024, est “une pilule difficile à avaler”, selon les termes de la quadragénaire au maquillage soigné : “Dans ma tête, Israël rime avec arme. Je n’ai eu d’interaction avec personne d’autre que des soldats. C’était d’autant plus dur de les rencontrer après la mort de mon frère”, confie Najla. Elle dit avoir réussi à nouer quelques liens avec ceux qui dénoncent l’Occupation israélienne : “Au final les émotions n’ont pas de biais. Si on est triste, on est triste, peu importe sa religion ou son parti politique. C’est ça la force de ce groupe : on parle à des humains. Pas à des Israéliens ou des Palestiniens.”
Que ce soit en Israël ou en Palestine, l’engagement de Michal Halev et de Najla Al-Sharif reste largement incompris, voire conspué. “On vit dans une société conservatrice, où mettre sur le même plan les martyrs palestiniens et les morts israéliens n’est pas possible. Mes enfants n’ont pas compris. Je leur ai dit que je faisais cela pour eux, parce que cette Occupation devient impossible et qu’il faut penser différemment”, expose Najla. “J’ai reçu des insultes, des menaces de mort, soupire Michal, qui peine à se reconstruire. Rien de tout cela n’est facile.”
En se rencontrant, les deux communautés mettent à mal leurs narratifs officiels respectifs. En Israël, l’organisation dérange. Au point que le programme “Rencontres de dialogue” conçu par le Cercle des Parents pour les écoles a été exclu de la liste officielle approuvée par le ministère de l’Éducation en août 2023. Motif ? Des objectifs “en contradiction avec les valeurs du ministère de l’Éducation” : “Toute comparaison entre le deuil des familles de soldats ou de victimes du terrorisme et le deuil des victimes des opérations défensives de Tsahal est inacceptable. Cela porte gravement atteinte à la mémoire des morts et aux sentiments de leurs familles.” En Palestine, la société est en désaccord avec ce qu’elle considère comme de la normalisation.
Michal, Najla, et tous les autres membres du Cercle des Parents se savent minoritaires. Mais pour ces familles endeuillées, l’action, même si vaine, reste meilleure que le silence. Et leur exemple de réconciliation, une lueur d’espoir.
Dernière mise à jour: 15/03/2025 01:34