Évêque de Césarée, métropolite [archevêque] de Palestine, ami de l’empereur, signataire des décisions du concile, mais passant le reste de sa vie à en contester un point important, exégète mais connu pour ses livres d’Histoire… Qui est Eusèbe de Césarée qui prétend être l’auteur du texte de base du Credo adopté au concile de Nicée ? Entretien avec Sébastien Morlet, professeur de langue et littérature grecques à Sorbonne université.
Professeur, que sait-on d’Eusèbe de Césarée ?
À vrai dire, on ne sait pas grand-chose sur les premières années de sa vie. Ce que l’on sait, c’est le peu de chose qu’il nous dit de lui. Ce que nous en disent les historiens ecclésiastiques qui l’ont continué, Socrate le Scolastique, Sozomène et Théodoret de Cyr, a pour but de mettre en lumière son implication dans la crise arienne. C’est précieux puisque cela nous permet de bien connaître le rôle qu’il a joué dans les années 320-330 autour du concile de Nicée.
Sait-on où est-il né ? Dans quel genre de famille ? Comment se forme-t-il ?
On pense qu’il est né à Césarée, vers 260. Dans la lettre qu’il envoie aux chrétiens de Césarée, alors qu’il est peut-être encore à Nicée pour le concile, il utilise une expression qui laisse penser qu’il a été éduqué à Césarée. S’il a été éduqué à Césarée, c’est peut-être qu’il y est né. Cela reste hypothétique. Dans quel genre de famille ? Très probablement une famille déjà chrétienne. Même si on ne connaît ni son père ni sa mère. Et comment se forme-t-il ? C’est assez flou mais il écrit avoir été à l’école du prêtre Pamphile. Dans l’Histoire ecclésiastique, Eusèbe nous parle de la figure de ce prêtre un peu mystérieux qui tient une école et une bibliothèque à Césarée.
C’était quel genre d’école ?
Dans les Martyrs de Palestine, Eusèbe décrit une sorte d’école d’enseignement supérieur chrétien, dans laquelle on pratiquait la théologie et l’exégèse
Eusèbe est de Césarée, il se forme sur place, mais en quelle langue ?

La langue de la culture et du commerce, la langue des Évangiles, la langue de l’Église dans l’Orient romain, c’est le grec. Et le grec d’Eusèbe est excellent. Parmi les auteurs patristiques qui écrivent en grec, Eusèbe est un des plus difficiles. Son style est très travaillé, rhétorique et lettré. Il fait des phrases très longues, dans un style très ampoulé. Mes étudiants le trouvent particulièrement difficile.
Eusèbe est connu pour être un historien, il a énormément écrit, que nous apprend-il de la Palestine de son temps ?
Il ne faut pas s’attendre à trouver des choses extraordinaires sur la Palestine dans son œuvre, car ce n’est pas son propos. L’œuvre d’Eusèbe est pour l’essentiel théologique. Il n’est pas comme ces voyageurs arabes, quelques siècles plus tard, qui vont minutieusement décrire les lieux.
Pourtant, un de ses ouvrages est précieux, l’Onomasticon. C’est un répertoire des noms de lieux de l’Ancien Testament. Et dans ce répertoire, il donne des informations sur tel ou tel site ou bourgade. Il dit par exemple de tel village que c’est “une bourgade de juifs”. Cela ne va jamais très loin. Dans l’ouvrage sur les Martyrs de Palestine, il raconte les persécutions sous Dioclétien. Ce sont des informations de première main. Dans le reste de son œuvre, on trouve ici ou là quelques informations précieuses. Par exemple, dans son Histoire ecclésiastique, Eusèbe raconte avoir obtenu des documents de la bibliothèque épiscopale de Jérusalem.
Trouve-t-on chez lui des informations sur Jérusalem ?
Jérusalem est la ville dont il parle le plus mais par pour sa géographie. Il faut comprendre qu’Eusèbe est avant tout un exégète et un apologiste, et son œuvre privilégie la démonstration de l’accomplissement des prophéties.
Ce qui l’intéresse le plus, c’est de parler du Christ. S’il évoque le siège de Jérusalem par les Romains pendant la première guerre de Judée, s’il mentionne la deuxième guerre juive sous Hadrien, entre 132 et 135, c’est pour montrer la réalisation des prophéties. De même quand il parle des constructions romaines. Ainsi, dans la Démonstration évangélique, il mentionne le théâtre de Jérusalem. Sous sa plume, la destruction de Jérusalem est la preuve de la fin du judaïsme. Eusèbe n’aime pas beaucoup les juifs en règle générale.
Parle-t-il du Saint-Sépulcre ?
Oui dans la Vie de Constantin en rapportant la découverte du tombeau de Jésus et peut-être aussi dans son Commentaire sur les psaumes. À propos du psaume 87, Eusèbe évoque les “merveilles accomplies de notre temps autour du tombeau et du martyrion du Sauveur”. Rien en dehors de cela. Rappelons qu’Eusèbe meurt en 339 ou 340, et la dédicace de la basilique a lieu en 335.
N’a-t-on pas dit d’Eusèbe qu’il est un historien ? Vous tracez davantage le portrait d’un exégète…
Eusèbe est un polygraphe. Il écrit dans toutes sortes de domaines. Quand on le connaît aujourd’hui, on retient surtout l’historien. Mais si vous regardez sa production littéraire, l’Histoire, à proprement parler, n’occupe quantitativement pas une grande place. L’Histoire ecclésiastique ne fait que dix livres. La Chronique, deux. En revanche il est l’auteur d’une apologie du christianisme en deux parties. La première est constituée des 15 livres de la Préparation évangélique et la seconde des 20 livres de la Démonstration évangélique, soit 35 livres.
Ce qui guide avant tout sa production, c’est l’apologétique, c’est-à-dire la polémique religieuse, la démonstration de la vérité du christianisme. Vient ensuite l’exégèse, le commentaire de l’Écriture. De son point de vue, les deux vont de pair. Pour moi, c’est fondamentalement un exégète et un apologiste. Et même quand Eusèbe fait de l’histoire, il s’inscrit dans une perspective apologétique car il n’écrit pas l’histoire pour le plaisir d’écrire l’histoire, mais souvent pour démontrer quelque chose.

Si son histoire s’écrit dans une perspective apologétique, quelle est sa valeur historique ?
Elle reste grande. S’agissant de l’Histoire ecclésiastique, il faut bien garder à l’esprit que si l’on n’avait pas ce texte sur l’Histoire des trois premiers siècles chrétiens, il y a beaucoup de choses que nous ne saurions pas. Et surtout, ce qui est précieux chez Eusèbe, c’est qu’il cite énormément les autres auteurs. C’est une des marques de son écriture, ses œuvres sont parcourues de citations. Il nous a conservé des passages d’auteurs du IIᵉ et du IIIᵉ siècles qu’on ne connaîtrait pas sans lui. Mais j’insiste sur le fait que sa démarche historique est apologétique, il ne faut par conséquent pas exagérer la valeur documentaire. Parfois on peut mettre en question certains de ses propos. Eusèbe ne dit pas tout, il y a des auteurs qu’il ne mentionne pas. Pas la moindre citation par exemple de Méthode d’Olympe pour la simple raison qu’ils ont des divergences théologiques.
Il y a un autre exemple célèbre. Au livre III de l’Histoire ecclésiastique. Eusèbe évoque l’épisode de la fuite des chrétiens de Jérusalem vers Pella. Nous sommes avant 66, les Romains s’apprêtent à fondre sur Jérusalem. Les chrétiens auraient reçu un oracle les invitant à quitter la cité pour éviter d’être massacrés avec les juifs. Ils seraient partis pour Pella de l’autre côté du Jourdain.
Les chercheurs discutent beaucoup de cet épisode car Eusèbe ne donne pas ses sources. On ne sait pas d’où cela vient au point que certains pensent que l’épisode est complètement inventé.
En ce qui me concerne, je ne pense pas que ce soit une fiction parce que je ne crois pas qu’Eusèbe invente. Je pense que, chaque fois qu’il donne un élément factuel, il dispose d’une source. La source peut ne pas être très fiable, elle peut même être erronée. Mais je ne crois pas qu’Eusèbe invente.
Il n’invente pas mais il écrit une Vie de Constantin après sa mort et après une brève rencontre…
Je ne suis pas sûr qu’il ne l’ait rencontré que brièvement. Quand il fait le récit de la fameuse vision de l’empereur en 312, il précise au Livre I, 28 : “C’est l’empereur (…) lui-même qui nous l’a dit, à nous qui écrivions ce récit (…), après que nous avons été jugé digne de faire sa connaissance et de le fréquenter”. Cela laisse entendre que ce n’est pas juste une rencontre. Il y a une proximité réelle. Eusèbe était un évêque en vue. Il a forcément fait des déplacements à Constantinople.
De son côté, l’empereur a pu se déplacer à Césarée. Je pense qu’ils se sont rencontrés à diverses reprises. Et ils ont eu des échanges épistolaires. On sait que Constantin a écrit à Eusèbe dans les années 330 pour lui passer commande de 50 bibles. Il avait besoin de bibles pour la liturgie de Constantinople et son réflexe a été d’écrire à Eusèbe. Césarée était célèbre non seulement pour sa bibliothèque mais aussi pour son atelier de copistes.

N’est-ce pas un peu paradoxal qu’Eusèbe, qui a un penchant pour l’arianisme, soit en si bons termes avec l’empereur, qui aimerait bien que tout le monde adopte l’orthodoxie du concile ?
Ce n’est pas contradictoire. Mais je ne dirai pas d’Eusèbe qu’il penche pour l’arianisme. Certes, il a pris parti pour Arius, mais sans être d’accord avec toutes ses idées.
Eusèbe est victime d’une hérésiologie nicéenne qui s’est mise en place dès cette époque. Dans la perspective d’un nicéen, tous ceux qui ne sont pas nicéens pensent la même chose. Mais ce n’est pas vrai, il y a des nuances.
Le point commun entre Eusèbe et Arius, c’est qu’ils ont un peu la même conception de la Trinité, ce qu’on appelle aujourd’hui le subordinatianisme. L’idée que le Fils n’est pas le Père et que le Fils est inférieur au Père. C’est leur point commun mais là où Arius et Eusèbe ne sont pas sur la même longueur d’onde, c’est qu’Arius parle d’une différence d’ousia, de substance, au motif que le Père est inengendré alors que le Fils lui est engendré. Eusèbe ne dit jamais cela. La différence du Fils par rapport au Père, pour Eusèbe, est essentiellement une différence de fonction. C’est le Père qui commande et le Fils est aux ordres du Père. Il dit souvent que le Fils est le diakonos, le serviteur, du Père, qu’il est subordonné au Père.
Il reste qu’il coince sur le “consubstantiel”, homo-ousios… dans la lettre qu’il adresse à son diocèse il se justifie de l’avoir ratifié
Eusèbe n’est effectivement pas très clair sur la question de l’ousia. Présent à Nicée, il a accepté la définition, mais il a passé la fin de sa vie à lutter contre ceux qui la défendaient. La lettre que vous mentionnez vise à expliquer qu’il accepte l’ajout de homo-ousios – consubstantiel – mais dans un sens précis. Si cela veut dire que le Fils vient du Père, il est d’accord. En revanche, si ce que l’on veut dire, c’est que la substance du Fils est une partie de la substance du Père, pour Eusèbe c’est impossible. Ce serait ce que l’on appelle aujourd’hui du “modalisme”. Ce sont, pour des hommes comme Eusèbe, les erreurs de Sabellius, de Photin, qui consistent à nier la Trinité, en disant que le Père est le Fils et que le Fils n’est qu’un nom du Père. Donc, il faut bien se placer dans la perspective d’Eusèbe. “Consubstantiel”, c’est orthodoxe uniquement si l’on veut dire que le Fils vient du Père, qu’il est engendré “de la substance du Père”.
Dans cette fameuse lettre Aux Césaréens, Eusèbe semble dire qu’il est l’auteur du Credo, qu’il en a soumis le texte au concile qui ne lui a apporté que quelques modifications.
Il le dit en effet, en affirmant en revanche qu’on aurait ajouté le terme “consubstantiel” à sa proposition, mais tout cela est invérifiable. C’est peut-être juste une façon de se mettre en avant. Et aussi une façon de se disculper d’avoir accepté le “consubstantiel”, l’argument étant : l’essentiel vient de moi, le mot “consubstantiel” n’est qu’un ajout mineur et inoffensif.
Finalement, quelle est la postérité d’Eusèbe ?
Cela dépend de quelle postérité on parle. Le plus évident, c’est l’œuvre historique. C’est ce qui est passé à la postérité d’autant plus facilement qu’ayant défendu la personne d’Arius son orthodoxie a été mise en doute et son œuvre théologique discréditée.
Il faut retenir aussi que l’Histoire ecclésiastique est le premier texte chrétien qui porte le nom d’Histoire. Eusèbe est en quelque sorte le fondateur d’une discipline scientifique : l’Histoire de l’Église.
Son œuvre exégétique, qui ne voit en l’Ancien Testament qu’une prophétie du Christ, est passée de mode. Cela dit, il fait partie des auteurs qui ont insisté sur l’existence d’une Trinité, contre des tendances au modalisme. C’est la grande idée d’Eusèbe qu’on trouve notamment dans le Contre Marcel. Ce n’est pas rien d’avoir participé à installer ce dogme dans la théologie chrétienne.
Finalement, il est surtout reconnu, dès l’Antiquité, pour avoir été un grand savant.
Vous avez dit Croisés ?
Les fouilles archéologiques conduites dans les années 1960 permirent de constater que la salle remontait au IVe siècle, avec des modifications datant des restaurations faites par le patriarche Modeste
après les destructions perses du début du VIIe siècle. La voûte date de cette époque. Le sol, comme on le distingue sur cette photo de 1969, est taillé dans le lit de pierre de la carrière de pierres.
Sa superficie et les mosaïques blanches posées au VIIe ont laissé imaginer que la pièce était rattachée au patriarcat.


Sébastien Morlet
L’homme entré dans la tête d’Eusèbe
Cela fait presque 25 ans que Sébastien Morlet travaille sur Eusèbe de Césarée alors qu’il n’a pas 50 ans. Cette familiarité avec son sujet lui permet, “en essayant d’entrer dans sa tête”, de le commenter avec plus d’aisance.
Professeur de langue et littérature grecques à Sorbonne université, Sébastien Morlet est un des traducteurs d’Eusèbe. Il travaille actuellement à l’édition – aux Sources chrétiennes – des Extraits prophétiques, un recueil de passages bibliques qu’Eusèbe commente vers 303-313 à des fins apologétiques.
Il a récemment dirigé l’ouvrage Eusèbe de Césarée et la philosophie, christianisme et philosophie en Palestine au tournant du IVe siècle de notre ère publié chez Brepols. Il est l’auteur de Christianisme et philosophie : les premières confrontations, au Livre de poche (2014) et Les chrétiens et la culture. Conversion d’un concept (Ier-VIe s.) aux Belles Lettres (2016).
Dernière mise à jour: 15/03/2025 18:09