Aux yeux de l’autre : quelle place occupent les chrétiens arabes dans la conscience collective de leurs sociétés ?
L’histoire et les conditions actuelles des chrétiens arabes sont au centre de l’intérêt dans les années récentes, notamment suite à la vague de violence qui a secoué les communautés chrétiennes en Syrie et Irak. Or, les chrétiens arabes ont toujours fait partie intégrante de leurs sociétés. Ils y ont leur part d’influence. Quelle est la place des chrétiens arabes au sein de leur entourage ? Et comment comprendre les actes d’hostilité qui les touchent ces derniers temps ?
Quand j’étais petit, j’allais avec ma grand-mère à Taybeh, le village chrétien voisin – raconte Hussein Shijaïyah, 28 ans, journaliste, habitant à Deir Jarir, à l’est de Ramallah en Cisjordanie. Elle y avait loué une terre, un jardin plutôt. Nous y allions ensemble et je l’aidais à travailler dans le jardin. Je passais alors beaucoup de temps au milieu de chrétiens. Un jour j’ai volé, par curiosité, une bible. Ma grand-mère m’a dit que c’était comme le coran pour nous et m’a ordonné de la rendre. Tout ce qu’il m’en souvient c’est que je n’ai jamais remarqué aucune différence entre eux et nous. En fait eux, c’était nous – affirme Hussein qui poursuit : dans les sociétés arabes mixtes il n’y a pas, socialement et culturellement, de différences qui nous distinguent les uns des autres”.
Hamza Aqrabaoui, spécialiste des questions du patrimoine, explique que “la tradition chrétienne est profondément enracinée dans le patrimoine culturel du Levant. Par exemple le calendrier paysan, qui historiquement rythme la vie dans les campagnes de Palestine et de Syrie, s’organise autour des fêtes chrétiennes. Dans les villages musulmans, où il n’y a pas de chrétiens depuis des siècles, on dit que “si la fête de la Croix arrive, il ne reste qu’une seule pluie” en référence à la fête de l’exaltation de la Croix, le 14 septembre. Ou encore “quand la fête de Lod passe, prépare ta charrue, car après la fête de saint Georges, le saint de la ville de Lod, près de Jaffa, il faut commencer à labourer les champs”. Selon Hamza Aqrabaoui, “en Palestine, comme dans les pays du Levant, plusieurs traditions religieuses se réunissent dans une même identité culturelle. Dans cette formule traditionnelle, les chrétiens, aux yeux des musulmans ne sont qu’une autre version d’eux-mêmes”.
Pourtant, malgré cette tradition de mixité, la violence sectaire des dernières années fait place à une vision très différente. En Égypte, les chrétiens ont été l’objet d’attaques répétées, accompagnées d’incitations au meurtre, particulièrement depuis 2011. En mai dernier, l’imam Salem Abdel Jalil, ex-directeur du ministère des Affaires religieuses, disait dans une émission de télévision, que “les chrétiens doivent savoir que leur croyance est corrompue”. Deux semaines plus tard, une attaque à la mitrailleuse contre un bus au centre du pays faisait 22 morts chrétiens, des enfants pour la plupart.
Le chaos des fatwas
La vague de condamnation contre Salem Abdel Jalil, et contre l’attaque, qui était la deuxième en un mois en Égypte, a mis sur le devant de l’actualité du pays la problématique du sectarisme. L’université d’Al Azhar, le centre théologique du monde sunnite, a signalé ce qu’il a appelé “le chaos des fatwas”. Une fatwa est un avis religieux, qui détermine la position de la loi musulmane sur une question particulière, selon l’interprétation de la référence qu’elle émet. Selon l’observatoire des fatwas appartenant à Al Azhar, plus de 3 000 ont été émises en Égypte contre les chrétiens, dont 550 interdisant de faire commerce ou interactions financières avec eux, 1 950 se prononçant contre la création ou la reconstruction des églises et plus de 1 000 interdisant de féliciter les chrétiens à l’occasion de leurs fêtes. Le porte-parole de l’observatoire, Hani Daouah, a expliqué, que cela “est dû au fait que n’importe quelle personne se disant cheikh, même sans la formation nécessaire, peut émettre une fatwa et devenir une référence religieuse sans aucune conséquence pour lui”.
Pour faire face, plusieurs parlementaires égyptiens ont adopté une proposition, avancée par le député Omar Hamrouche, visant à punir quiconque émettrait des fatwas sans autorisation officielle et sans travailler directement pour le département des fatwas d’Al Azhar. Mais la question demeure de l’origine de cette vision hostile du christianisme et des chrétiens qui motive les fatwas.
A l’origine du sectarisme : le pouvoir
Jamal Abul Rub, chercheur en islamologie et écrivain, explique que “l’origine de la vision hostile envers les non-musulmans est liée, historiquement au pouvoir. Quand les musulmans se sont réunis pour choisir un chef après la mort du prophète, des discordes se sont élevées entre les différentes tribus arabes. Quelques années plus tard, certaines tribus se sont séparées du pouvoir central. La première mesure fut de les déclarer étrangères à la communauté. L’équivalent de l’excommunication. Ensuite ils furent combattus et soumis”. Jamal Abul Rub indique que “les chrétiens et les juifs ont une place importante dans le coran. Ils ne sont pas mécréants, mais ils ne sont pas musulmans non plus. Ils ont donc longtemps joui de la protection des musulmans. Or, la composition tribale du pouvoir a pris un caractère religieux et les chrétiens ont été, par conséquent, empêchés d’y participer. Il n’est pas étonnant dès lors, que les semences du nationalisme arabe – radicalement laïque – se soient trouvées parmi les chrétiens”.
Mais quatorze siècles après ces clivages tribaux à l’origine de l’empire islamique, comment s’articulent le pouvoir politique et la vision du chrétien, aujourd’hui ? Ula Tamimi, politologue, habitante à Hébron, en Cisjordanie, donne pour exemple la polémique sectaire à Hébron, l’an passé. “L’autorité palestinienne a renouvelé un contrat avec l’Église orthodoxe russe pour louer un terrain en ville, où se trouve un couvent orthodoxe. Quelques femmes d’origine russe, mariées avec des Palestiniens, y vont prier. Il n’y a pas de familles chrétiennes à Hébron. Alors une des organisations salafistes les plus connues, Hizb Tahrir, a organisé une campagne contre ce qu’elle considère équivaloir à la vente d’une terre islamique à une Église étrangère (1). Des religieux du quartier en ont profité pour lancer des propos sectaires contre les chrétiens, et la polémique a pris feu”.
La politique qui pollue la religion
Selon Ula Tamimi, “Hizb Tahrir est une expression de contestation de l’Autorité palestinienne et de son pouvoir. A la différence du Hamas, ou du Jihad islamique, qui sont des organisations palestiniennes, Hizb Tahrir rejette l’identité nationale, et donc les autres composantes de la nation, notamment, mais pas que les chrétiens. C’est une expression de contestation politique sous couvert de religion”. Pour Ula Tamimi, “Ce n’est pas la politique qui est polluée par la religion, c’est la religion qui est polluée par la politique”.
La vision négative des chrétiens ne serait donc que le fruit de tensions politiques et, ne représente pas, pour Ula Tamimi, “ni l’histoire ni la règle”. Hamza Aqrabaoui va encore plus loin : “Les musulmans dans nos sociétés arabes mixtes comprennent trop bien que les chrétiens sont indispensables pour l’ouverture qui caractérise cette partie du monde arabe. L’extrémisme dans ces sociétés est importé par la politique”.
La religiosité populaire et la religiosité institutionnelle
Hamza Aqrabaoui fait la distinction entre la religiosité populaire et la religiosité institutionnelle : “Avant que l’institution officielle de la religion ne devienne si influente, les gens avaient leurs formes simples, spontanées, de vivre ensemble leur foi. Les paysans musulmans en Palestine célébraient les fêtes de sainte Barbara et de saint Georges – et continuent à le faire. Ils donnaient des noms de saints chrétiens à leurs enfants pour les protéger des maladies mortelles et priaient le coran sur les tombeaux des moines chrétiens – poursuit Hamza Aqrabaoui. Pourtant, la religion officielle de l’institution du pouvoir a introduit des rigidités et des séparations dans la culture au sein de tous les pays arabes, ignorant la réalité de la vie partagée depuis des siècles”.
Ce n’est pas surprenant alors, que l’enseignant et écrivain chrétien de Jérusalem, Khalil Sakakini, ait fait apprendre le coran par un cheikh à ses filles, dans les années 1930. “Il a compris, dans une étape ou l’identité moderne de tous les pays de la région prenait forme, qu’il y a une vie réelle en commun en dehors des institutions religieuses, explique Hamza Aqrabaoui, et il fallait, comme il faut encore aujourd’hui, s’investir dedans, pour bâtir l’avenir sur la tolérance, l’indépendance, et donc en dehors des enjeux politiques”.
(1) Il s’agit du couvent russe du chêne de Mambré. Lié à l’histoire abrahamique, les musulmans le tiennent pour une Terre Sainte et musulmane.