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Le poste alimentaire reflète les nombreuses crises au Liban

Alessandra Abbona
25 mai 2020
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Cueillette de radis. Dans le contexte de la crise économique, de nombreux Libanais recommencent à cultiver les produits de la terre. ©Barbara Abdeni Massaad

Le Pays du Cèdre a lui aussi rendez-vous avec la pandémie après des mois de manifestations de rue et au bord de l'effondrement financier. La restauration, qui fait la renommée du Liban, est un secteur très affecté, mais pour beaucoup, la nourriture elle-même devient un problème.


Corona ou révolution ? Nous n’avons pas peur de mourir du coronavirus, mais de faim. De telles affirmations semblent paradoxales, pourtant elles reflètent le sentiment de nombreux Libanais : le cauchemar d’un pays qui est passé de mois entiers où les places étaient pleines de manifestants – contre le gouvernement et la grave situation socio-économique – au confinement à cause des risques de contagion. Qu’est-ce qui serait le moins pire ?

Après un automne-hiver politiquement enflammé, la monnaie nationale, la livre, a perdu 50% de sa valeur par rapport au dollar (qui, aujourd’hui, sur le marché noir, est changé jusqu’à 4 000 livres), ce qui a provoqué une flambée des prix des produits de première nécessité ; les banques ont gelé les transferts et limité les prélèvements ; des milliers de personnes ont perdu leur emploi. La contagion, qui semble ne pas s’être répandue aussi largement qu’en Europe, est toujours utilisée par le gouvernement comme un bouclier contre l’insatisfaction populaire. Dans un pays densément peuplé de 6 millions d’habitants (dont plus d’un million ont été déplacés de Syrie), le Covid-19 représente une menace très sérieuse : probablement conscient de ne pouvoir faire face à une catastrophe sanitaire, le gouvernement a imposé en mars la fermeture totale de toutes les activités et la population a respecté les restrictions. Une réouverture progressive était prévue à partir de la fin avril. Mais une nouvelle période de fermeture a été annoncée le 12 mai : le Premier ministre Hassan Diab a en effet déclaré qu’en raison des 109 nouveaux cas découverts ces derniers jours, le pays allait revenir à des mesures plus drastiques. Les données officielles font état de chiffres plutôt faibles : 870 personnes contaminées et 26 décès. Les chiffres réels ne sont pas connus : de nombreuses réalités telles que les camps de réfugiés palestiniens désormais historiques (notamment à Beyrouth, Tripoli, Sidon et Tyr) et les nouvelles colonies de réfugiés syriens qui peuplent notamment la vallée de la Beqa’ ne sont pas recensées.

Aujourd’hui, le Liban manque de nourriture : les prix de nombreux produits alimentaires de base ont même quadruplé, se procurer de la nourriture est devenue un véritable problème pour une partie de la population. Et la question de l’alimentation touche le pays à différents niveaux : pour la première fois, la classe moyenne libanaise est également de plus en plus concernée. Comme en Europe, l’un des premiers secteurs touchés a été celui de la restauration. Pour un pays dont la gastronomie est l’un des fleurons et dont la réputation est reconnue dans le monde entier, le désastre a été considérable.

Entre marché bio et aide aux réfugiés, Kamal Mouzawak est un homme d’affaires beyrouthin dans le secteur de la restauration. Il est cuisinier, auteur de livres sur la cuisine libanaise, militant et fondateur de Souk el Tayeb, le premier marché de producteurs biologiques au Moyen-Orient. Depuis plus de 20 ans, il a fait de son combat pour la nourriture locale, saisonnière et rentable, une raison de vivre. Il a cherché dans tout le pays les meilleurs agriculteurs et artisans de l’alimentation, dans le but d’unir les Libanais de toutes les confessions et appartenances, en donnant notamment aux femmes un espace et une voix, dans un marché hebdomadaire qui s’est tenu au cœur de la capitale pendant des années. A côté du souk, il a monté un restaurant, le Tawlet, où chaque jour des femmes issues de cultures et de confessions religieuses différentes préparent et mettent sur la table (‘tawlet’, précisément) les plats de leur propre tradition. Les projets de Mouzawak ont eu un écho international et Tawlet a fait des émules dans différentes régions du Liban.

En 2014, fidèle à sa devise « Make food not war », Kamal a lancé un projet de soutien aux femmes syriennes en collaboration avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (Acnur). Atayeb Zaman (‘les délices du passé’), tel est le nom de l’initiative, a permis de former, grâce à la cuisine, de nombreuses femmes qui ont fui la guerre en Syrie et se sont réfugiées au Liban ; ce qui leur a ainsi offert des débouchés dans le secteur de la restauration. Mais le projet a avorté. « Les activités de restauration et d’accueil ont été fermées dans tout le pays – explique Mouzawak -. Les banques ont des comptes bloqués, il est impossible d’effectuer des transferts d’argent à l’étranger ou de payer des produits importés. Seule la livre libanaise correspondant à environ 100 dollars par semaine peut être retirée : certaines banques limitent encore le montant des retraits ».

 

Mouzawak a dû cesser toute activité, fermer définitivement l’un des restaurants et essayer de réembaucher les employés afin de ne licencier personne. Il dit que beaucoup ont perdu leur emploi. « Pour autant, immédiatement et sans difficulté, les gens se sont eux-mêmes confinés pour se protéger de la contagion : couvre-feu à 21h et circulation alternée selon les plaques d’immatriculation. Après le 25 mai, une réouverture progressive devrait commencer. Petit à petit, nous nous organisons nous aussi ».

« Il y en a qui recommencent à cultiver la terre »

Soup for Syria (livre également traduit en italien) est consacré aux soupes, comme son titre l’indique, et contient des recettes inédites données par des chefs de renommée internationale. C’est Barbara Abdeni Massaad qui en est l’auteur, photographe et du milieu de la télévision, en plus d’être militante de Slow Food à Beyrouth. Comme beaucoup de sa génération, elle fait partie de la diaspora libanaise et a grandi aux Etats-Unis. De retour dans son pays d’origine, elle s’est consacrée à la recherche et à l’iconographie sur le patrimoine gastronomique traditionnel libanais. Soup for Syria a vu le jour après que Masaad a visité un camp de réfugiés dans la vallée de la Beqa’. Elle a voulu s’engager à aider les familles de réfugiés syriens et le produit de la vente leur revient entièrement. Masaad est l’auteur de livres à succès sur certains classiques de la cuisine de son pays, tels que : Man’ouché, consacré au pain typique saupoudré de za’atar (mélange d’herbes aromatiques à base de thym, d’hysope et de sésame) ; un manuel sur la tradition de la mise en conserve artisanale libanaise ; ou encore un recueil de recettes sur les délicieux mezzés, les préparations de sauces, les salades, les petites spécialités, qui sont le symbole de la cuisine libanaise dans le monde.

Lorsqu’elle est retournée au Liban à l’âge adulte, c’est là qu’elle a construit sa vie : elle s’est mariée à un entrepreneur et est mère de trois enfants, étudiants universitaires à l’étranger. Elle raconte que même la bourgeoisie est inquiète pour l’avenir : « Je fais des recherches sur la cuisine arménienne pour mon prochain livre et je recueille des histoires dans le quartier arménien de Burj Hammoud – partage Barbara Massaad -. Ici, trop de gens essaient de quitter le Liban, toutes les activités sont fermées, les commerçants eux-mêmes sont presque affamés. Ce duo de révolution et de coronavirus a créé une situation explosive. Le chômage est très élevé, mais ceux qui ont encore un emploi se retrouvent avec un salaire ne leur permettant pas de vivre, car les prix des denrées alimentaires ont quadruplé. A Tripoli, au nord, la tension est très forte : les gens travaillent désormais à la journée afin de s’assurer un repas. Ceux qui n’ont plus d’argent pour manger fouillent les poubelles. Bien sûr, il y a quelques initiatives caritatives privées, mais elles ne sont pas suffisantes ».

Massaad explique ce désastre pour la restauration et l’industrie agroalimentaire : « La plupart des marchandises sont importées, tout comme de nombreuses matières premières pour l’industrie alimentaire. Aujourd’hui, tout est bloqué, ce qui est sur le marché est à des prix inaccessibles. Des centaines de locaux ont fermé et ne rouvriront plus ». Comme il y a une pénurie de produits comme le sucre, la farine, le vinaigre – nécessaires à un secteur comme celui des conserves – il y a parallèlement une conséquence inattendue : beaucoup commencent à cultiver la terre et à faire un potager. Les gens font tout leur possible et reviennent à la nourriture locale.

Une Italienne à Beyrouth

Veronica Pecorella, Italienne originaire du Frioul et au Liban depuis 10 ans, fait entendre sa voix, forte d’une longue expérience dans le domaine agroalimentaire dans différentes régions de la Méditerranée. Avec son mari, elle a donné vie en 2015 au projet artistique et gastronomique Remomero. Il s’agit d’une galerie d’art-restaurant à Beyrouth, où l’on trouve des produits italiens de qualité supérieure, et qui sert également de centre de conseil et de marketing pour les entreprises qui veulent travailler avec le Moyen-Orient.

En tant que responsable de Remomero, Veronica a également fermé l’entreprise et est restée à la maison avec ses enfants de 9 et 13 ans. « Nous vivons dans le centre, entre Gemmaizeh et la place des Martyrs, théâtre d’affrontements les plus durs de l’automne dernier – nous raconte-t-elle -. Avec le confinement, mon mari est resté en Italie, les enfants ont arrêté l’école et j’ai dû fermer temporairement Remomero. L’importation de produits alimentaires et viticoles italiens est suspendue. Je continue à cuisiner pour des petits nombres, sur réservation et avec un service de livraison ».

Avec les comptes bancaires gelés, la bourgeoisie de Beyrouth s’est confinée, dans l’espoir de temps meilleurs. Par ailleurs, au moins 800 bars et restaurants ont fermé leurs portes, coupant le moteur de la vie sociale dans la ville. Veronica explique également l’impact de l’inflation : « Les prix des denrées alimentaires ont flambé : par exemple, deux man’ouchés au fromage qui coûtaient 4 000 livres libanaises, sont maintenant vendues à 20 000 livres. Nous utilisons de la viande certifiée, des farines locales, des légumes locaux pour réaliser une cuisine méditerranéenne de qualité. Aujourd’hui, tout cela est épuisé. Seuls survivent les grands groupes commerciaux qui peuvent importer ».

Au Liban, la réouverture s’est préparée en cinq étapes : « Tout le monde veut sortir, aller dans les bars, ceux qui peuvent, dans leurs résidences secondaires. Mais la crise est très profonde : après le Covid-19, la révolution et la violence sont de retour dans les rues. Nous ne savons pas jusqu’à quel point le gouvernement pourra résister… de nombreux Libanais de la classe moyenne envisagent sérieusement de partir ». Et les pauvres ? Les réfugiés syriens ? « Les pauvres qui étaient déjà dans les rues ont été rejoints par les nouveaux pauvres libanais, ceux qui ont faim. »

Les temps sont sombres pour cette petite nation inébranlable du Moyen-Orient qui jusque là, a toujours reconstruit son présent entre les frictions anciennes et les décombres des guerres civiles et autres. Aujourd’hui, le dynamisme levantin et les espoirs des Libanais semblent lutter pour trouver un salut.

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