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La boussole du Patriarche Rai pour le Liban

Andro Marelli
9 mars 2021
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Le patriarche maronite Bechara Rai prononce un discours sur le Liban devant un large public réuni à la résidence patriarcale de Bkerké, dans la banlieue de Beyrouth, le 27 février 2021 (photo Bkerki Media).

Les échos du discours à la nation prononcé par le patriarche maronite Bechara Rai le 27 février dernier pour encourager le peuple, relancer l'idée d'un Liban neutre et appeler à une conférence internationale sous l’égide de l'Onu, ne retombent pas.


Jusqu’à présent, la classe politique libanaise s’est montrée incapable de résoudre les graves problèmes du Liban, dont elle est souvent la cause, et semble imperméable aux appels de la communauté internationale et à la souffrance du peuple. De fait, celui-ci proteste depuis plus d’un an, en descendant dans la rue pour des manifestations aussi bien pacifiques que violentes. Ce sont ces raisons qui ont conduit le Patriarche des Maronites, le cardinal Bechara Rai (qui représente la majorité des chrétiens au Liban, ceux-ci constituant près de la moitié de la population, un cas unique au Moyen-Orient), à demander la convocation d’une conférence internationale sur le Liban sous l’égide des Nations unies. Il l’a fait dans un discours adressé à l’ensemble du peuple libanais (et pas seulement aux chrétiens), le 27 février au siège patriarcal de Bkerké devant une foule estimée par les organisateurs à 15 000 personnes, qui se sont rassemblées malgré les restrictions de déplacement dues à la pandémie, et grâce à une couverture médiatique complète. Les principaux commentateurs reconnaissent la légitimité du discours du Patriarche, qui s’inscrit ainsi dans le sillage de ses prédécesseurs en tant qu’autorité nationale et pas seulement de confession religieuse. Un discours historique après lequel, selon le quotidien An-Nahar, « rien ne sera plus jamais pareil ». « Les dés sont jetés », commente L’Orient-Le Jour.

Le coup d’Etat larvé

En d’autres occasions déjà, notamment lors de certaines homélies dominicales, le patriarche Rai avait avancé ses arguments. Mais cette fois-ci, il a voulu construire un événement purement politique, dans le but de « proposer des solutions et non pas seulement d’énumérer des problèmes », afin de sortir le pays d’une impasse qu’il n’a pas hésité à assimiler à un « coup d’État » (expression utilisée deux fois). Il s’agit de l’impasse dans laquelle se trouve depuis des mois la formation d’un nouveau gouvernement, alors que le pays s’est effondré. Il avait lui-même fait des efforts pour rapprocher les parties, mais en vain. La partie d’échecs entre le Président de la République, Michel Aoun, et le Premier ministre en exercice, Saad Hariri, sur l’attribution des ministères, bloque les institutions à un moment dramatique. Le désaccord porte également sur des aspects institutionnels et constitutionnels concernant l’interprétation de leurs rôles respectifs, que le Patriarche demande de clarifier : « Nous avons libéré la terre, libérons l’État de tout ce qui entrave son autorité et son fonctionnement (…) Il ne s’agit pas d’abolir les chartes constitutionnelles, mais plutôt de clarifier ce qui y est ambigu », des ambiguïtés « qui ont profondément affecté la vie de l’État au point de le paralyser ».

Deux mots d’ordre

« Neutralité » (hiad) et « internationalisation » (tadwil) sont les mots-clés proposés comme solution aux problèmes et font désormais partie du débat libanais, indiquant clairement la ligne à suivre.

Selon le Patriarche maronite, la caractéristique du Liban est d’être un « pont de communication entre l’Orient et l’Occident » dans lequel « la collaboration islamo-chrétienne », dans un pluralisme culturel et religieux « et un système basé sur la citoyenneté et non sur la religion », constitue « notre projet historique ». Mais ce projet est fondé sur la détermination du Liban en tant qu’État neutre : « Il n’y a pas deux personnes qui ne soient pas d’accord sur le fait que l’abandon de la politique de neutralité est la principale raison de toutes nos crises nationales et des guerres qui ont eu lieu au Liban. (…) Nous voulons que la conférence internationale déclare la neutralité du Liban afin qu’il ne soit plus victime de conflits et de guerres, ni une terre de divisions. La neutralité est fondée sur la force de l’équilibre, et non sur l’équilibre des forces, qui est toujours un signe avant-coureur de guerre ».

La neutralité est un appel aux composantes politiques libanaises qui entretiennent des liens et des alliances avec des Etats étrangers (Syrie, Iran, Arabie Saoudite), participant aux stratégies géopolitiques de ces derniers et reproduisant les conflits internationaux au Liban. Certaines de ces composantes exercent également un pouvoir direct sur certaines parties du territoire, où l’État est présent comme une simple superstructure. C’est pourquoi le Patriarche Rai espère que la conférence internationale qu’il demande pourra « sauver l’indépendance et la souveraineté du Liban et permettre à l’Etat libanais d’étendre son autorité légitime sur tout son territoire sans aucun partenariat ni concurrence ».

Le poids du Hezbollah

La principale cible de ces déclarations, qui n’est jamais mentionnée, est le Hezbollah que beaucoup réduisent vite à une formation terroriste, avec une simplification qui n’aide pas à comprendre le problème. Il faut rappeler que le Parti de Dieu est une entité politique, c’est-à-dire le parti de la majorité relative qui participe au gouvernement du pays en alliance avec le plus grand parti chrétien, le Mouvement patriotique libre, fondé par l’actuel président de la République Michel Aoun. Le Hezbollah faisait également partie du précédent gouvernement (que nous pourrions qualifier « d’unité nationale »), composé de tous les grands partis (et présidé par le sunnite Saad Hariri entre 2016 et 2019 – ndlr). C’est dire qu’il n’y a pas de problème de légitimité politique du Parti de Dieu au Liban. Le Hezbollah exerce son influence directe – disons même son contrôle – sur plusieurs zones du territoire national, où il est également un fournisseur de services sociaux comme les écoles et les hôpitaux, atteignant les endroits que l’État ne parvient pas à atteindre et jouissant ainsi d’un large public et d’un grand crédit.

Il existe cependant un nœud fondamental qui renvoie exclusivement au Hezbollah, à savoir la possession d’une milice armée professionnelle financée par l’Iran, active sur l’échiquier régional contre Israël et en soutien à la Syrie de Bachar al Assad. Cela implique, au niveau politique, la difficulté pour le Liban de développer une politique étrangère sans contrainte (avec pour conséquence de ne pas avoir un plein accès aux aides des différents Etats, en premier lieux des Etats-Unis) ; et au niveau institutionnel, la présence sur le territoire d’une seconde armée, qui ne répond pas aux pouvoirs constitués de l’Etat. C’est le problème le plus complexe, pour lequel le Patriarche Rai propose une solution à la conférence internationale sur le Liban qu’il souhaite et propose : « Nous voulons que la conférence internationale apporte un soutien à l’armée libanaise, afin qu’elle soit l’unique défenseur du Liban, capable d’absorber les capacités militaires du peuple libanais grâce à un système de défense légitime. (…) Nous sommes nés pour vivre sur les prairies d’une paix permanente, et non sur les champs de bataille permanents. Les problèmes des peuples se résolvent par le dialogue, la négociation et les relations pacifiques ».

Selon le Patriarche Maronite, la conférence internationale devrait également porter son attention sur un autre problème qui, s’il n’est pas résolu, pourrait menacer l’identité interconfessionnelle particulière du pays, en sapant l’équilibre démographique (déjà précaire – ndlr) entre les Libanais chrétiens et musulmans, à savoir le grand nombre de réfugiés, syriens et palestiniens, presque tous musulmans, qui ne devraient pas être intégrés dans le tissu social de la nation.

Pour un peuple moteur

Le chef des catholiques maronites adresse directement un appel au peuple libanais à être vigilant et « ne pas taire » toute injustice, abus et manque d’efficacité : « Je comprends votre colère et votre révolte. Ne restez pas silencieux face à la corruption ; ne restez pas silencieux face au gaspillage de votre argent ; ne restez pas silencieux face aux violations de notre espace aérien (par Israël – ndlr), à l’échec de la classe politique, aux mauvais choix, à l’échec de la mise en œuvre des réformes. Ne gardez pas le silence sur la politisation du système judiciaire, sur les armes illégales et non libanaises, sur l’emprisonnement des innocents et la libération des coupables. Ne taisez pas le désordre de l’enquête sur l’explosion du port. Ne gardez pas le silence sur les colonies palestiniennes et l’intégration des personnes déplacées, et n’oubliez pas vos martyrs (dans la sémantique du Moyen-Orient, les martyrs sont les victimes de toutes sortes de violences et d’injustices – ndlr) : malheur à ceux qui oublient leurs martyrs et en font du troc ».

Les réactions des responsables politiques

Après le discours du Patriarche, les réactions des hommes politiques ont été pour la plupart calmes et mesurées (un peu moins sur la place publique et sur les réseaux sociaux), avec une tendance à souligner les points d’accord et à relativiser les points de désaccord. Les dirigeants se sont abstenus de se précipiter pour faire des commentaires. Comme l’a fait remarquer Antoine Courban dans le quotidien L’Orient-Le Jour du 1er mars, « l’analyse de l’événement Bkerké nécessiterait des pages entières, car ce 27 février 2021 n’a pas encore dévoilé toutes les dimensions de sa portée politique ». De la part du camp chiite – dont le Hezbollah fait partie – il y a eu des contre-observations substantielles sur les questions de neutralité et d’internationalisation. Seul un article publié sur le site de la chaîne iranienne Al-Alam (appartenant à une société d’État et considéré uniquement pour cette raison comme un commentaire officiel) a suscité de l’agitation, au point que la Ligue Maronite a demandé des excuses du gouvernement iranien, excuses qui sont arrivées via l’ambassadeur iranien au Liban, Mohammad Jalal Firouznia, qui a également été convoqué par le ministre libanais des affaires étrangères Charbel Wehbé (l’article, qui accusait le patriarche Rai de collaborer avec Israël, a été supprimé du site et un message de rectification apparaît désormais à sa place). Maintenant, c’est comme si tout le monde attendait de voir les développements à venir entre le Patriarcat Maronite et le Hezbollah. Les canaux de communication entre les deux parties n’ont jamais cessé.

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