« Prochaine station : Mairie de Jérusalem ». La voix masculine égrène le nom de l’arrêt en hébreu, arabe et anglais. Il est 15h. Le tramway déborde de passagers alors qu’il glisse vers l’une des stations les plus fréquentées de la ligne. Les têtes qui se dressent sont recouvertes de hijab, de Borsalino en feutre noir, de perruques, de kippa, de foulards savamment noués autour de la tête… Les corps qui se pressent sont revêtus de l’uniforme kaki du service militaire, de longs manteaux noirs, de jupes sous le genou, de collants opaques, d’abayas, mais aussi de jeans et de t-shirts. Que peut dire un trajet en transport en commun sur une ville ? Beaucoup à Jérusalem, où le tramway est l’un de ces endroits où l’on croise la population hiérosolymitaine dans toute sa large diversité.
Inaugurée en 2011 après une décennie chaotique de travaux et de controverses, la ligne Rouge est longue de 14 km. Ponctuée de 23 arrêts, elle relie le quartier du mont Herzl à l’ouest de la ville, à Pisgat Ze’ev, colonie juive de Jérusalem-Est, en desservant le quartier commerçant de la rue de Jaffa. C’est justement au bout de celle-ci, station Mairie de Jérusalem, que le tram ouvre ses portes à un nouveau flot de passagers bigarrés avant de reprendre sa course, direction Porte de Damas.
Lire aussi >> Une bronca internationale contre le téléphérique à Jérusalem
Les rames argentées dépassent la Porte Neuve et longent les remparts édifiés au XVIe siècle autour de la Vieille ville. Modernité contre éternité. Un contraste que la municipalité cultive avec soin. Jérusalem est la première ville israélienne à s’être dotée de ce genre d’équipement. Bien avant Tel Aviv, la capitale, dont la première ligne de tram devrait être inaugurée en 2022. « Il y avait, dans les années 2000, une volonté de rattraper l’Occident et d’inscrire Jérusalem dans le cercle des grandes métropoles mondiales », explique Irène Salenson, urbaniste pour l’Agence Française de Développement dans Jérusalem en 2020 sous l’œil des urbanistes, publié en 2005.
Alors que l’explosion démographique (965 083 habitants en 2021 contre 195 700 en 1967) a congestionné les artères de la ville d’un trafic toujours plus dense, le tramway a changé le temps à Jérusalem. « Les trajets sont bien plus rapides qu’en voiture ou en bus. Au moins, il n’y a pas de problème d’embouteillages », témoigne Claire qui habite le quartier chrétien de la Vieille ville, usagère régulière du tram. Elle l’emprunte jusqu’à Beit Hanina, la banlieue nord de Jérusalem, où se trouve le salon de beauté de sa mère à qui elle aime donner un coup de main. Vingt minutes de trajet montre en main avec le tram, contre parfois près d’une heure en voiture aux heures de pointe.
Trait d’union ?
Rapide, moderne, pratique… Les promoteurs du tramway l’ont aussi présenté comme un moyen de « rapprocher les différentes populations de Jérusalem » et de « promouvoir une coexistence pacifique ». Le temps d’un trajet, l’illusion fonctionne. La réalité, c’est que le tram n’est jamais parvenu à devenir ce trait d’union entre Jérusalem-Ouest et Est. « La mixité est un concept occidental qui ne s’applique pas ici. Au quotidien, on se fiche de la diversité », tacle Avihai, juif trentenaire et usager occasionnel du tramway. En l’espace de 10 ans, il a tout de même accéléré certaines dynamiques.
Station Sheikh Jarrah. Une armée de poussettes et de chapeaux noirs monte, une autre descend, direction le quartier juif ultra-orthodoxe de Mea Shearim. En face, le quartier palestinien du même nom que l’arrêt, épicentre des tensions qui ont précipité les échanges de roquettes entre Israël et le Hamas en mai 2021. Ici les rails suivent la Ligne verte, cette ligne d’armistice qui divise la ville depuis 1948, avant de s’enfoncer dans Jérusalem-Est.
Lire aussi >> Israël accélère sur ses projets de colonies à Jérusalem-Est avant le départ de Trump
C’est ce tronçon qui a concentré les critiques. Après 1967 et la guerre des Six Jours, Israël annexe la partie orientale de la ville, auparavant sous contrôle jordanien, dans un mouvement jugé illégal par l’ONU. Jérusalem est désormais « indivisible » aux yeux du gouvernement israélien qui entreprend de l’unifier au moyen d’un « plan directeur ». Objectif : construire la ville d’une manière qui empêche à nouveau sa partition. L’implantation de plusieurs colonies à Jérusalem-Est, dont Pisgat Zeev, le terminus actuel du tram, est ainsi programmée en 1982. Avec ses 50 000 habitants, c’est aujourd’hui le quartier le plus peuplé de Jérusalem.
Accusé de violer le droit international, de légitimer les implantations et de servir la politique de conquête territoriale d’Israël, le projet de tramway est pointé du doigt par la communauté internationale dès ses débuts. “Le mur sert beaucoup plus cette politique que le tram, nuance Sari Kronish, urbaniste qui travaille sur Jérusalem-Est pour Bimkom, une ONG israélienne de défense des droits humains. Son tracé a surtout été conçu en fonction des réservoirs démographiques et pour soulager les problèmes de congestion propres aux grandes villes.” Au-delà de la ligne de séparation, 6 stations desservent les quartiers arabes et 6 autres desservent les colonies. “Sur ce tronçon, les Palestiniens sont plus nombreux. Ils utilisent le tram pour se rendre dans le centre-ville, non desservi par le réseau de bus palestinien, ou bien dans les centres commerciaux de Shuafat, de Hanina, voire de Pisgat Zeev. Les habitants de la colonie se servent finalement peu du tram, qu’ils jugent trop fréquentés par les Palestiniens”, explique David Amsellem, chercheur à l’Institut Français de Géopolitique et auteur d’une Analyse géopolitique du tramway de Jérusalem (2011).
“Mobilité n’est pas synonyme de liberté”
Station Shuafat. Les rames se vident d’une partie de leurs passagers arabes. Le quartier est vivant, plein de boutiques et de coffee shops. En 2014 il a été le point de départ d’une vague de violence qui s’est cristallisée à l’encontre du tram. Les trois stations desservant le quartier arabe ont été saccagées en représailles du meurtre de Mohammad Abu Khdeir, un adolescent du quartier de Shuafat, par trois jeunes colons. “Pourquoi s’en sont-ils pris à un service qui leur améliore la vie ?”, s’interroge Hanna Bauman, chercheuse en conflits urbains dans un essai intitulé La violence de la connectivité infrastructurelle : Le tramway de Jérusalem comme moyen de normalisation (2018). Son explication : “Parce qu’il est étroitement lié à la municipalité israélienne et à l’expansion des colonies juives. Les Palestiniens ne se satisfont pas de ces améliorations cosmétiques qui masquent en fait des inégalités latentes.
Il y a un vrai ressentiment à l’encontre du pragmatisme qui les pousse à participer à cette institution israélienne. Ici, la mobilité n’est pas synonyme de liberté.” “Il y avait d’autres besoins à adresser à Jérusalem-Est avant celui des transports. Celui des terrains de jeux pour les enfants par exemple”
Il y a un vrai ressentiment à l’encontre du pragmatisme qui les pousse à participer à cette institution israélienne. Ici, la mobilité n’est pas synonyme de liberté.” “Il y avait d’autres besoins à adresser à Jérusalem-Est avant celui des transports. Celui des terrains de jeux pour les enfants par exemple”, glisse Sari Kronish.
Le rapport des Palestiniens au tram est toujours ambivalent. Le boycotter ? L’utiliser ? L’esprit pratique finit souvent par l’emporter. Il y a des chiffres qui ne trompent pas. Entre 2012 et 2021, le pourcentage de passagers empruntant les stations Hanina, Shuafat, A-Sahel et Porte de Damas est passé de 4 % à 8 %, d’après les données communiquées par l’équipe du Plan directeur pour les transports à Jérusalem. Dans le même temps, la fréquentation globale de la ligne a augmenté de 77 %, passant de 96 840 passagers quotidiens en 2012, à 171 430 avant le début de la pandémie de Covid-19.
À Shuafat, comme à Hanina, aucun passager israélien ne descend. “Si le tramway n’a pas amené les Israéliens dans les zones arabes de Jérusalem-Est, les Palestiniens sont plus visibles à l’Ouest de la ville qu’auparavant. Ils y travaillent, y font leurs courses. Cela a-t-il uni la ville ? Non, estime Sari Kronish, de Bimkom. Mais c’est un changement intéressant dans les schémas de mouvement.” Et qui correspond à une certaine évolution de la ville : celle de la porosité de plus en plus grande du monde arabe palestinien de Jérusalem-Est avec Israël. “Prochaine station : ‘Heil Ha-Aus”, grésille le haut-parleur de la rame. Les tours blanches de Pisgat Zeev élancent leur architecture sans âme à travers les vitres au verre renforcé. Terminus. Tout le monde descend. Même cette jeune écolière au manuel scolaire rédigé en arabe et illustré d’un gros drapeau de la Palestine.
Dernière mise à jour: 22/09/2022 13:43