Longtemps restée déserte et labellisée "à éviter" par les guides touristiques dans les années 2000, la vieille ville de Nazareth vibre à nouveau. Les ouvertures de boutiques se succèdent. Un mouvement initié par des entrepreneurs locaux convaincus de la nécessité pour les Nazaréens de se réapproprier un patrimoine et une histoire qui leur a échappé.
Le café Liwan est à l’image de son propriétaire. Chaleureux, convivial. Un brin excentrique aussi. Il fallait bien cela pour oser ouvrir un café dans les rues désertes de la vieille ville de Nazareth en 2016. Le catogan bien serré à l’arrière de la tête et le sourire franc, Sami Jabali et son grand squelette émergent derrière un comptoir qu’on devine à peine sous le débordement de calligraphies arabes, broderies palestiniennes, bijoux bédouins et autres piles de livres de poésie.
Derrière lui, tableaux et photos d’artistes palestiniens s’enchevêtrent sur des murs où l’espace vide n’existe plus. Un bazar cosy et joyeux au milieu duquel un groupe de jeunes Nazaréens s’installe pour savourer des chocolats chauds. Dehors la pluie froide de février pousse les badauds vers les quelques boutiques dont les portes en fer sont ouvertes. Une grosse vingtaine au total sur les 300 qui faisaient jadis vibrer le centre historique. Cela semble peu. Mais c’est un retour à la vie.
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La ville qui a vu grandir Jésus a une histoire riche, marquée par le développement des pèlerinages et l’essor du commerce à la fin de l’époque ottomane (XVIIe-XIXe siècles). Traversée par l’une des premières routes pavées du pays qui la relie à la ville côtière de Haïfa, Nazareth est alors un carrefour où s’arrêtent des caravanes venues de tous horizons. Cœur battant de la ville, son souk édifié au XVIe siècle, abrite des orfèvres, des épiciers, des forgerons, des selliers, des blanchisseurs, des cordonniers… De quoi répondre aux besoins d’une ville à la population grandissante, et des villages alentour.
Témoins de cette prospérité : les demeures quasi palatiales qui maillent le quartier chrétien de la vieille ville de leur architecture ottomane raffinée, désormais un peu fanée. Si le déclin économique de Nazareth a commencé avant 1947, la création de l’État d’Israël lui porte un coup fatal. Plus grosse ville arabe du nouveau territoire (14 200 habitants en 1945, 77 000 aujourd’hui), Nazareth accueille des milliers de réfugiés après la Nakba et subit une occupation militaire brutale qui l’asphyxie économiquement. « Les Nazaréens, en tant que minorité arabe, vivaient sans liberté d’expression ni de travail. Les usines et les petits ateliers qui se trouvaient dans la ville et les villages alentour ont été fermés, même chose pour la compagnie de tabac. Le chômage était omniprésent« , écrit Noha Zorob Kawar, historienne Nazaréenne auteur de L’histoire de Nazareth : un voyage à travers les âges (2000), un ouvrage de référence sur la ville et son passé.
L’échec du plan « Nazareth 2000 »
« Progressivement les familles aisées ont déménagé en raison du manque d’infrastructures, des difficultés d’accès, et du contexte économique pesant« , explique Sami Jabali, intarissable sur l’histoire de la ville qui l’a vu naître il y a 57 ans. La vieille ville, négligée, se paupérise. La plupart de ses habitants sont des familles pauvres, locataires de bâtiments dont ils ne peuvent pas prendre soin. Un phénomène que l’on retrouve dans d’autres vieilles villes, comme Naplouse ou Jérusalem.
Et si les pèlerins sont de plus en plus nombreux à Nazareth, leur passage génère peu de retombées économiques pour la ville. “Ils ne restent que quelques heures, le temps de visiter les trois principales églises, et retournent vers leurs bus sans s’enfoncer dans le souk”, s’agace Sami, lui-même catholique et un peu désemparé face au manque de réaction de l’Église de Terre Sainte quant au sort de ses “pierres vivantes”, comme on appelle les chrétiens d’ici.
Pour redonner un coup de propre à son centre historique et faire de Nazareth une ville touristique majeure à l’occasion de la visite papale en mars 2000, la municipalité de Nazareth dégaine, en 1995, un projet urbain baptisé “Nazareth 2 000”. Un plan qui prévoit notamment l’aménagement d’une place sur un terrain public adjacent à la basilique de l’Annonciation (voir encadré). D’avis de Nazaréen, c’est le dernier clou dans le cercueil de la vieille ville.
“La mairie a demandé aux commerçants de quitter leurs boutiques afin de rénover le pavement. Mais au lieu de progresser zone par zone, les travaux ont eu lieu partout en même temps et ont duré 5 ans, dénonce Sami avant d’appuyer : 5 ans sans revenu, c’est impossible de tenir.” Près de 200 échoppes sur les 300 qu’abritait la vieille ville ont mis la clé sous la porte. “Nazareth 2 000 est un échec, écrivent deux chercheurs israéliens, Kobi Cohen-Hattab et Noam Shova dans une étude menée en 2007. En plus d’avoir vidé le centre historique, le plan n’a pas changé les schémas du tourisme dans la ville.”
Montrer l’exemple
Un lent cercle vicieux s’installe. La nature n’aimant pas le vide, c’est le trafic de drogue et la criminalité qui remplacent les commerçants en vieille ville. “Le quartier était mal famé. Il avait mauvaise réputation, même auprès de la population locale. Au point que l’édition 2 000 du guide touristique Lonely Planet conseillait de l’éviter”, se souvient Maoz Inon. Ce juif Israélien a fondé Fauzi Azar Inn, la première guesthouse de Nazareth installée dans un splendide hôtel particulier ottoman. C’était en 2005. “À l’époque il était impensable pour un Israélien de venir passer la nuit dans la vieille ville. On m’a pris pour un fou. Et être né juif n’a pas rendu les choses faciles avec les locaux.” Son établissement est aujourd’hui l’un des plus réputés de la ville et il a ouvert la voie à d’autres projets du même type. Comme Simsim, l’auberge de jeunesse bon marché que Sami Jabali ouvre en 2014. (Elle a fermé définitivement ses portes en 2021 à cause de la pandémie).
L’idée : attirer une clientèle différente, composée de routards et de voyageurs indépendants. “Des gens prêts à sortir des sentiers battus et à explorer. Une espèce rare par ici”, sourit Sami qui ne s’arrête pas là. Son expérience dans le domaine du tourisme et sa connaissance des dynamiques de la ville l’ont convaincu : la vie et la prospérité ne reviendront en vieille ville que si elle est réinvestie par des commerces et des initiatives locales. “Il fallait se lancer. Montrer l’exemple pour initier un changement”, insiste l’entrepreneur. C’est comme cela que naît Liwan, un café culturel qui tire son nom de ces grands salons centraux typiques des architectures levantines.
Aidé de sa compagne allemande Silke et de leur partenaire Sally, Sami rénove le local commercial situé au rez-de-chaussée de son auberge de jeunesse, décore avec des meubles de seconde-main et propose à la vente une sélection bien choisie d’art et d’artisanat palestinien. Le tout est pensé comme un “endroit de rencontres, d’échanges pour recréer des liens communautaires et sociaux dans le quartier”. Soirées cinéma, club de lecture, conférences, expositions… Le programme est riche dès l’inauguration du café. Mais les choses ne se passent pas comme prévu.
“La première année a été très compliquée, relate Sami. Les gangs ne voulaient pas de nous et ont essayé de nous faire partir en nous intimidant.” Une grenade lacrymogène jetée à travers une fenêtre lors d’une conférence précipitera l’intervention de la municipalité. “À partir de là nous n’avons plus eu de problèmes et de nouvelles commerçantes ont fait leur arrivée dans la vieille ville. Eh oui, parce que ce sont majoritairement des femmes”, glisse, amusé, le gérant de Liwan. Le café-librairie Almha, le Ghada’s corner, l’Amani Cafè, l’Antique guesthouse, la galerie Tantana, ou encore le bar à expresso Al-Kahla Depuis 2016 plus de 20 projets, tous uniques en leur genre et à forte portée sociale, se sont implantés en vieille ville. Partout la philosophie est la même : aider les Nazaréens à se réapproprier les richesses et le patrimoine de leur centre historique. Une vitalité et une énergie qui s’incarnent dans les couleurs vives choisies pour les peintures des portes, désormais de plus en plus nombreuses à être ouvertes. Nazareth, la belle endormie, est enfin sortie de sa torpeur.
FOCUS
Nazareth 2 000 et la mosquée de la discorde
En 1995, le plan de réaménagement de la ville prévoit la création d’une vaste place au pied de la basilique de l’Annonciation, sur un terrain appartenant au gouvernement.
Lors des travaux, la tombe de Shihab ad-Din, neveu de Saladin, sultan qui libéra Jérusalem des Croisés, est redécouverte et un groupe de musulmans s’en sert pour défendre la construction d’une mosquée.
En 1997, ils y installent illégalement une tente, avant, deux plus tard, de poser les premières pierres, générant des affrontements avec les chrétiens. Alors que le gouvernement Israélien s’apprêtait à autoriser la construction de la mosquée, la pression internationale (Vatican, UE et États-Unis), conduit finalement à la destruction de ses fondations en 2003.
Des troubles qui ont laissé l’image d’une ville minée par les conflits inter-religieux.