C’était le cœur battant de la ville. Entrée historique de Bethléem, empruntée par Marie et Joseph puis par des millions de pèlerins ces 2000 dernières années, la rue de l'Étoile a brusquement cessé de briller, désertée par ses commerçants. Vie, mort et renaissance d’une rue dont l’histoire mérite d’être contée.
Jaune, mauve, turquoise. On les a peintes de couleurs vives, les portes de la rue de l’Etoile, à Bethléem. Comme pour faire oublier leurs battants désespérément clos et le silence d’un passé désormais enfoui dans les mémoires. Grands hôtels particuliers, pierre blanche finement sculptée, ferronnerie ouvragée… La rue a du cachet. Mais il n’y a pas un chat.
On nous a pourtant dit que cette route était l’entrée historique de Bethléem, le chemin par lequel la Vierge Marie et saint Joseph sont arrivés jusqu’à la grotte où l’enfant Jésus naîtra. Le chemin probablement emprunté par des mages, qui, suivant une étoile depuis l’Orient, arrivent à Bethléem chargés de cadeaux.
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Une voie longue de 712 mètres, devenue chemin de pèlerinage, foulée par des millions de visiteurs à travers les âges et par les Patriarches des différentes Eglises de Terre Sainte lors des processions de Noël. Une rue importante, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, avec la basilique de la Nativité, en 2012. Mais une rue éteinte.
D’un geste chaleureux de la main, Saïd, 70 ans, crâne nu mais œil vif, invite à entrer dans son échoppe de babioles touristiques, sur le rond-point de l’Action Catholique, au tout début de la rue. C’est l’une des seules à être ouverte. “Cette rue n’est plus que l’ombre d’elle-même, soupire le vieil homme qui habite le quartier depuis toujours. Jusque dans les années 1980, c’était l’artère principale de la ville avec des commerces, des cafés, des boutiques d’artisanat et de souvenirs. Ah ça oui, il y avait de l’animation !” Il rassemble ses souvenirs, le temps de verser les cafés.
“Il y avait ce réparateur de meubles. Il était capable de donner une seconde vie à tout ce qu’il touchait. C’était fantastique.” Gloria, la soixantaine, vit sur la place de la Crèche, à l’autre extrémité de la rue. Le cheveu court et le visage rieur, elle se souvient : “Il y avait une boulangerie dans laquelle on allait toujours s’acheter des pâtisseries. Pour un shekel, on pouvait s’en offrir trois. On était tellement content”, rit-elle avant de poursuivre, plus grave : “Avant c’était rempli de familles et de jeunes qui jouaient dans la rue… Et puis tout le monde est parti.”
Que s’est-il passé pour que cette rue, jadis si vibrante, devienne ce long couloir désert qui ne revit que par les souvenirs ? Pas un livre, pas une étude n’est encore revenu sur son histoire. Elle est pourtant symptomatique des problématiques qui agitent la région, entre développement urbain, tourisme de masse, conflit israélo-palestinien et émigration chrétienne.
Une rue, deux familles
La rue de l’Étoile n’a pris sa forme définitive qu’au XIXe siècle, sous l’impulsion de deux grandes familles parmi les sept qui composent le paysage social de Bethléem. “Les Ottomans (1517-1917) ont longtemps interdit la construction d’édifices le long de cette voie pour protéger le sultan lorsque celui-ci se rendait dans la ville par ce qui était alors une route royale”, relate Eyad Handal, jeune historien du centre Dar Al Sabagh, une association bethléémite qui travaille à la promotion de l’héritage culturel de la ville auprès de la diaspora palestinienne.
Alors quand les lois assouplissent la vie des Palestiniens à la fin des années 1800, une famille commence à s’établir à l’extérieur de la vieille ville, juste après l’arche Zarrara, porte d’entrée historique, toujours visible aujourd’hui, et seul reste des remparts construits par l’empereur Justinien au VIe siècle. “Les Tarajmeh (Traducteurs en arabe, ndlr) étaient une famille de guides touristiques chrétiens qui maîtrisaient quatre, cinq voire six langues grâce à l’enseignement franciscain très présent dans la ville, poursuit l’historien, natif de la petite cité. La tradition raconte que les membres de cette famille descendent de Croisés qui se sont installés dans la ville et mariés avec des femmes d’ici. Ils ont commencé à construire sur la rue de l’Étoile pour accueillir les pèlerins et les touristes, toujours plus nombreux”.
Les boutiques se multiplient : petit artisanat, souvenirs en nacre… En bois d’olivier aussi, spécialité des Al-Hreizat, l’autre famille chrétienne qui participe au développement d’une rue qui devient le centre économique de la ville. Preuve de la richesse de ses riverains : l’architecture unique et raffinée de leurs grands hôtels particuliers. “Les Bethléémites ont longtemps été des bâtisseurs. Ceux du XIXe siècle se sont inspirés des techniques ottomanes et parfois romaines pour construire la rue de l’Étoile. Ils ont utilisé la même pierre, la roche calcaire des montagnes alentour et la même finesse dans les décorations”, expose Ziad Al Zayeh, directeur de la planification et du développement à la mairie de Bethléem.
Après l’âge d’or, la rue de l’Étoile amorce un lent déclin, résultat d’une décision urbanistique qui va changer la configuration de la ville. En 1926 la municipalité inaugure la rue de la Crèche. Une voie parallèle plus large, mieux adaptée à la circulation automobile et aux cohortes de bus touristiques qui s’y déversent. “La rue de l’Étoile devient un axe secondaire. Très vite, les pèlerins ne l’empruntent même plus car les bus les emmènent directement au pied de la basilique puis dans de grandes boutiques de souvenirs”, explique Eyad Handal.
Opération renaissance
Reléguée au second plan, la rue de l’Étoile subit ensuite le contrecoup économique des deux Intifadas (1987 et 2 000). À Bethléem, les violences entre l’armée israélienne et les Palestiniens mènent au siège de la basilique de la Nativité pendant 39 jours en 2002. “Les tanks israéliens ont beaucoup abîmé la rue à ce moment-là, alors qu’elle venait d’être rénovée”, se remémore Saïd, au milieu de ses antiquités. Les touristes désertent la ville. Près de la moitié des commerces de la rue de l’Étoile mettent la clé sous la porte et ses habitants quittent le pays, direction l’Amérique latine pour la majorité d’entre eux. “Ces guerres et le marasme économique ont eu raison de leurs rêves”, regrette Vera Baboun, maire chrétienne de la ville de 2012 à 2017, qui souligne que Bethléem a le taux de chômage le plus élevé de Cisjordanie.
Jaune, mauve, turquoise. Des couleurs fraîches et acidulées. Comme pour annoncer des lendemains qui chantent. Les projets pour faire briller à nouveau la rue de l’Étoile se multiplient. Au-delà des marchés de Noël ou des Bet Lahem Live Festival qui y amènent de l’activité l’espace de quelques jours, l’ambition est surtout de la fixer de manière durable. L’installation d’un centre dédié à la mosaïque, et un autre aux icônes en plein cœur de la rue participent à ce mouvement tout en préservant l’héritage culturel palestinien. Situé au carrefour avec la rue des Salésiens, le centre Dar Al Sabagh envisage quant à lui d’ouvrir un salon de thé. “Si personne n’ouvre sa boutique, personne ne viendra. Il faut sortir de ce cercle vicieux et changer les mentalités”, insiste Eyad Handal, qui mène secrètement le projet de transformer la maison familiale, située sur la rue mais actuellement vide, en une petite affaire.
Près de la moitié des commerces de la rue de l’Étoile mettent la clé sous la porte et ses habitants quittent le pays, direction l’Amérique latine pour la majorité d’entre eux. “Ces guerres et le marasme économique ont eu raison de leurs rêves”, regrette Vera Baboun, maire chrétienne de la ville de 2012 à 2017, qui souligne que Bethléem a le taux de chômage le plus élevé de Cisjordanie.
La municipalité a également travaillé d’arrache-pied à la renaissance de la rue de l’Étoile. Des financements espagnol, américain et russe ont permis de donner une deuxième jeunesse à la rue tout en la replaçant au cœur du circuit touristique de Bethléem. “On a fait du rond-point de l’Action catholique une station pour les bus afin de permettre à leurs passagers d’emprunter la rue de l’Étoile et de se rendre à la basilique de la Nativité à pied”, détaille Vera Baboun qui s’est donnée corps et âme pour ce projet lorsqu’elle a pris la tête de la mairie. Achevé fin 2019, cet aménagement n’a pas encore porté ses fruits, la pandémie de Covid-19 empêchant les touristes de se rendre en Terre Sainte. Comme beaucoup d’habitants de Bethléem, Vera Baboun, qui y a longtemps défilé en tant que scout lors des parades de Noël, se sent profondément liée à l’avenir de cette rue : “Ce n’est pas seulement la route des patriarches. La rue de l’Étoile est, par son nom, connectée à la ville et à son message. L’étoile de l’Évangile, celle qui guide les rois mages jusqu’ici, nous rappelle qu’il est de notre devoir de faire vivre et briller cette rue.” Elle poursuit : “C’est la vieille ville, ce sont nos ancêtres, notre héritage culturel, mais aussi spirituel. C’est notre responsabilité.” Jaune, mauve, turquoise. Peut-être aussi celle des pèlerins.