Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Écrire en alphabet latin en Orient, tout sauf anodin

Marie-Armelle Beaulieu
7 décembre 2022
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Cette inscription, pour être courte, est unique par la taille de ses lettres qui font de 15 à 18 cm de hauteur, soit plus de 3 fois la taille moyenne des inscriptions les plus grandes. Elle se trouve à Nazareth dans la collection lapidaire du musée de la basilique ©Estelle Ingrand-Varenne

Terre Sainte Magazine, qui s'intéresse à tout ce qui vit en Palestine-Israël sur le plan culturel, a rencontré Estelle Ingrand-Varenne, spécialiste des langues parlées et écrites dans cette vaste région. Elle ouvre l’œil en particulier sur les graffitis.


Estelle Ingrand-Varenne est spécialiste d’épigraphie médiévale au CNRS (CESCM de Poitiers). Après un parcours de Lettres Classiques et une thèse sur le passage du latin au français dans les inscriptions, ses recherches se tournent vers l’Orient latin en interaction avec les écritures grecque, arabe, arménienne, syriaque, etc. Elle a séjourné près de 3 ans à Jérusalem (2019-2022) détachée au Centre de recherche français à Jérusalem.

Vous avez conçu et dirigez le projet Graph-East, pouvez-vous nous en expliquer le but ?

Le projet porte sur les inscriptions et graffitis en alphabet latin, dans la Méditerranée Orientale, du VIIe au XVIe siècles. À cette époque, on assite à la disparition de l’écriture dans le seul latin et au développement des langues vernaculaires. Géographiquement, la Méditerranée Orientale va de la Grèce à l’Égypte. Enfin nous parlons d’alphabet latin afin d’inclure toutes les langues qui l’utilisent. Il se trouve qu’il y a beaucoup d’inscriptions en français par exemple.

Sur une aussi grande région et une telle période, trouve-t-on beaucoup d’inscriptions ?

Nous traitons en effet 10 pays (Israël, Palestine, Liban, Syrie, Jordanie, Égypte, Crimée, Grèce, Turquie, Chypre) sur 10 siècles. J’avais estimé le nombre entre 2000 et 3000. J’ai fait cette estimation en travaillant sur le royaume latin de Jérusalem. Le franciscain Sabino de Sandoli a publié en 1974 un corpus des inscriptions. Depuis, l’archéologie en a révélé ⅓ de plus. On peut donc tabler au final sur 4 à 5 000. C’est tout l’intérêt du projet, de voir jusqu’où cela nous mènera.

PRÉCISION

L’épigraphie en bref

C’est une discipline de l’Histoire qui porte sur les inscriptions. C’est-à-dire tous textes gravés sur des matériaux durs, pierre, os, verre, mais aussi peints sur les murs, réalisés en mosaïques ou encore cousus sur tissu… Bref, tout ce qui n’est pas écrit sur parchemin, papyrus ou papier.

Le nombre n’est pas si important…

Il y en avait certainement beaucoup plus. Mais dans ce qui a été préservé, ce qu’on découvre grâce à l’archéologie, c’est pas mal par rapport à ce qui a été conservé en Occident. Pour comparaison, le Royaume latin de Jérusalem aux XII-XIIIe siècles fait la superficie du Poitou-Charentes. Pourtant on y trouve 310 inscriptions, alors que sur la même période, dans le Poitou-Charentes parsemé d’églises romanes, on en relève 250. Deux tiers de la France ont déjà été étudiés pour quelque 4 000 inscriptions découvertes.

À quoi cela sert-il de connaître ce qui a été inscrit en latin dans la Méditerranée ?

Cela aide à comprendre comment l’écriture latine revient en Orient. Comment elle participe à la politique des Croisés, mais aussi des marchands, de latiniser l’Orient, de s’emparer des lieux par l’écriture, au-delà même de l’époque croisée. Écrire en alphabet latin en Orient est tout sauf anodin. Écrire sur un monument c’est en prendre possession. L’utilisation d’une langue est très politique. Ce qui m’intéresse, ce sont les mouvements et les influences entre Orient et Occident, et le contact avec les autres écritures. C’est un élément clé du projet. On ne va pas se contenter du latin. Nous allons travailler avec des collègues pour comprendre comment le latin interagit avec les écritures arabe, arménienne, grecque etc.

Il doit y avoir mille raisons pour lesquelles on écrit sur des murs, des pierres…

En effet, les fonctions sont variées. Mais il y a de grandes typologies : l’écriture funéraire sur les tombes, les inscriptions commémoratives lors de l’édification d’églises par exemple.

Y a-t-il des découvertes particulières en Israël ou Palestine ?

Il y en a de deux sortes. D’un côté l’archéologie israélienne, qui est très active, a trouvé plus d’une trentaine d’inscriptions ces 40 dernières années. Ils m’ont transmis les photos et rapports disponibles. De notre côté, la vraie découverte vient du nombre de graffiti dévoilés par les restaurations dans la basilique de la Nativité (voir l’article “Chasseur de graffiti” page 36).

Qu’est-ce que cela change de savoir qu’un pèlerin nommé Jacobus est passé par là ?

Cela aide à comprendre un phénomène plus important. Le projet à quatre objectifs : comprendre la vie de l’inscription. Prenons l’exemple de l’inscription sur la tombe des rois latins. Elle est gravée au Moyen Âge. Un érudit la relève au XVIIe. Au XIXe, le monde s’offusque de la disparition du tombeau de Godefroy de Bouillon… Il y a une histoire dans l’Histoire. Deuxième objectif : comprendre ce que l’écriture en alphabet latin représente en Orient au Moyen Âge passe par le détail mais donne une vision globale. Comprendre comment les Croisés ont pu l’utiliser à des fins politiques, découvrir comment des pèlerins vont écrire pour “appartenir” aux Lieux saints. Le troisième objectif est de mieux appréhender le rapport entre le latin et le grec en Orient. Les Croisés, quand ils arrivent, sont fascinés par le monde byzantin. Pour eux le style byzantin, l’iconographie, l’écriture grecque, c’est l’autorité par excellence. On ne peut pas faire mieux. Donc ils vont récupérer cette écriture grecque. Ils vont eux-mêmes écrire en grec à Abu Gosh ! Il n’y a pas de raison qu’ils le fassent. Mais pour eux, ça fait plus “lieu saint”.

SUR LA TOILE

Le projet Graph-East

Le projet Graph-East a son site Internet…
en anglais pour l’essentiel : www.grapheast.hypotheses.org

L’équipe d’une dizaine de personnes y publie des informations (et des photos) autour des expéditions, colloques et autres conférences tantôt en français, tantôt en anglais.

À terme, la base de données constituée sera accessible librement. Le projet est financé pour 5 ans après qu’Estelle Ingrand-Varenne a présenté un dossier agréé par le bailleur, le Conseil Européen de la Recherche (ERC).

Il y a une certaine manipulation. Dans le Dôme du Rocher, les Croisés laissent intactes les inscriptions du Coran en langue arabe. On est en droit de se demander ce que représente alors pour eux la langue arabe. Un signe de sainteté malgré tout ? Enfin, le dernier objectif du projet est de comprendre les relations entre Orient et Occident : il y a des formules qui voyagent, que l’on retrouve à l’identique en France et en Terre Sainte.

Depuis le début de vos recherches, avez-vous eu un coup de cœur pour une inscription ?

Une en particulier, difficile à dire. Il y en a une sur laquelle nous avons tous travaillé, chacun dans son domaine de compétence. C’est une dalle palimpseste. Ça fait référence à ces manuscrits où il y a des écritures derrière les Écritures, un peu comme une encre magique. Là c’est un palimpseste lapidaire, avec 3 couches d’inscriptions enlevées et ajoutées successivement à des dizaines d’années d’écart pendant le XIVe siècle. Or on a pu retrouver les traces de l’inscription du dessous, même si elle a été grattée et effacée.

L’inscription la plus longue en termes de lignes ?

Je pense que ce sont des inscriptions de Constantinople, elles font presque 30 lignes. Ça en impose !

Et en Terre Sainte une inscription vous a-t-elle marquée ?

C’est un fragment lapidaire de Nazareth, conservé dans le petit musée à côté de la basilique. On sait que la cathédrale de Nazareth, rebâtie dans les années 1170, fut le dernier grand projet des latins rénovant les Lieux saints au XIIe siècle. Les chapiteaux (qui fascinent les médiévistes) et les éléments sculptés qui ont été retrouvés laissent imaginer la magnificence de l’édifice, et ce petit fragment aussi.

Le mot patriam y est gravé avec une très belle écriture (par la gravure, les courbes, le A enchâssé dans le M), mais surtout avec des lettres de très grande taille, entre 15 et 18 cm de hauteur. C’est énorme car en moyenne les caractères d’inscription font de 3 à 5 cm de haut. Je n’ai pas trouvé de lettres aussi grandes au Royaume latin de Jérusalem. La pierre est donc l’indice d’une inscription de grande ampleur, participant au décor intérieur ou extérieur de l’église, même si pour l’instant je n’arrive à la recontextualiser et à comprendre à quel type de texte elle pouvait appartenir. Je ne sais pas si ce fragment a inspiré l’artiste qui a édifié la basilique moderne dans les années 1960, mais la façade actuelle et les murs sont très épigraphiques avec les citations bibliques sur l’Annonciation, l’Incarnation… J’aime y voir un écho des inscriptions médiévales et de l’effet qu’elles pouvaient produire.

BIO EXPRESS

Estelle Ingrand-Varenne

Estelle Ingrand-Varenne est spécialiste d’épigraphie médiévale au CNRS (CESCM de Poitiers). Après un parcours de Lettres Classiques et une thèse sur le passage du latin au français dans les inscriptions, ses recherches se tournent vers l’Orient latin en interaction avec les Écritures grecque, arabe, arménienne, syriaque, etc.

Elle a séjourné près de 3 ans à Jérusalem (2019-2022) détachée au Centre de recherche français à Jérusalem.

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