Éric-Emmanuel Schmitt: un écrivain philosophe à Jérusalem
Pourquoi avoir choisi maintenant de venir en Terre Sainte ?
Je n’ai pas choisi, j’ai été choisi. Lorenzo Faccini, qui travaille au Vatican, m’a contacté pour me proposer d’aller en Terre Sainte et de revenir avec le journal de mon voyage. Il s’agit de mon tout premier séjour dans le pays ; j’ai eu auparavant de multiples occasions de venir, mais, pour plusieurs raisons, elles n’ont jamais abouti. En général, il m’est difficile de trouver un moment dans l’année pour faire un séjour à l’étranger de plusieurs semaines sans interruption. Cette année, je n’avais qu’une seule disponibilité, celle du mois de septembre.
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Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ?
En réalité non… Tout simplement parce que je ne sais pas encore ce que je vais écrire ! Aujourd’hui je ressens surtout des émotions, certaines profondément personnelles, et que je raconterai parce que je veux que mon voyage soit subjectif – de toute façon, comment pourrait-il en être autrement ? Car Jérusalem n’est pas une ville, elle est plusieurs villes, elle n’a pas une histoire, elle constitue un millefeuille d’histoires, et l’on y arrive riche ou pauvre de ce que l’on est. Le livre que je vais rédiger sera donc un voyage très personnel, très existentiel, et très spirituel aussi, parce que ma foi a été enrichie dès mon arrivée sur cette terre. En revanche, la forme qu’il prendra exactement, je ne la connais pas. J’ai toujours besoin que les livres aient une forme organique ; issu de la philosophie et du théâtre, j’aime que les choses soient construites, même si elles paraissent effeuillées au premier abord. Il faut que se dessine un chemin, et dans mon cas, ce chemin n’est encore ni tracé ni terminé.
Vous parlez de vos émotions. Qu’est-ce qui vous a marqué depuis votre arrivée ici ?
D’abord être pour la première fois dans un lieu multireligieux. Quand on va à Lourdes ou à la Mecque, on est dans un espace mono-religieux. Ici, plongé dans ce pluri-religieux, je vis une expérience très forte parce que je me trouve à la fois familier et étranger. En même temps, je sens bien que la foi profonde d’un musulman ou la foi profonde d’un juif est proche de ma foi profonde de chrétien. Je suis touché par des points communs, ce que nous partageons, mais aussi – et c’est le deuxième élément marquant – par le sentiment d’être minoritaire. Certes, aujourd’hui en France, nous commençons à nous sentir minoritaires, nous, les croyants. Mais ici, je me sens minoritaire en tant que chrétien. En France ou en Belgique, malgré l’évolution actuelle de la société, je baigne dans une civilisation formée par le christianisme. Ici, non. Et cela me permet de ressourcer ma foi, de la recentrer, la redéfinir. Je ne me suis jamais autant interrogé sur la différence entre les fois juives, les fois musulmanes – car il y en a plusieurs ! – qu’ici, parce que ma foi chrétienne est interrogée, sommée de se définir. Elle s’en est retrouvée fortifiée. Ici… j’ai senti la présence de Jésus comme jamais dans ma vie. Mon adhésion personnelle au christianisme s’est forgée à travers la lecture des Évangiles. Pouvoir ressentir la présence du Christ pas seulement dans les textes mais également physiquement, par les sens, voilà ce que m’offre Jérusalem et que je n’attendais pas. J’avais prévu toutes sortes de réactions mais pas celle-ci. J’ai été pris de court. Ravi.
Vous avez rencontré le patriarche latin de Jérusalem, qu’avez-vous tiré de cette rencontre ?
J’ai apprécié la rigueur et la modestie de son discours. La rigueur parce qu’il s’est exprimé avec une grande profondeur, véritablement nourrie par la connaissance des textes, des hommes et de l’histoire. Et, en même temps, la volonté qu’il a de parler aux autres religions est quelque chose que je ne constate pas souvent. Je pense que c’est ce dont nous avons besoin.
J’ai aussi aimé sa manière d’éviter l’opposition frontale, de traiter les problèmes d’une façon souple, sans affronter l’autre, sans le brusquer ou l’irriter. Il a démontré un sens de la diplomatie absolument remarquable. J’ai été tout à fait impressionné par cette rencontre. Et puis, je vais aussi mentionner son sourire. J’apprécie beaucoup le sourire chez quelqu’un qui a la foi, parce que, pour moi, la foi est synonyme de joie. Et je crois que la meilleure manière d’amener l’autre vers cette foi, c’est en diffusant cette lumière-là.
Quelles sont les autres rencontres qui vous ont apporté quelque chose ?
Il y en a tellement… Si j’ai accepté la proposition du Vatican de venir ici, c’est d’ailleurs en partie parce que M. Faccini a proposé d’organiser des rencontres. Pas seulement avec le patriarche, mais aussi avec le P. David Neuhaus, par exemple, qui a un parcours véritablement passionnant Nous avons parlé de l’Ancien Testament, sur lequel je travaille beaucoup. Puisque ce texte me pose de multiples problèmes d’interprétation, je lui ai soumis quelques opinions qu’il a pris le temps d’écouter. Il m’a aussi proposé d’autres voies de lecture, par exemple pour le livre de Josué que je n’arrive absolument pas à comprendre. C’était très intéressant. Je suis d’ailleurs parti avec certains de ses articles.
Ces discussions que j’ai eu la chance d’avoir ont également été enrichies par ma rencontre avec Vincent Lemire, historien au CNRS. Je connaissais déjà ses livres, mais le rencontrer m’a permis de découvrir une autre Jérusalem, une Jérusalem géographico-historique. Il a rédigé sa thèse sur l’histoire de l’eau dans la ville sainte – La soif de Jérusalem – et ses travaux sont vraiment remarquables. Moi qui aime porter un regard historique sur les choses, j’ai éprouvé un véritable plaisir à discuter avec lui.
J’ai également fait d’autres rencontres, toutes riches, parfois plus personnelles, non seulement grâce à mon propre réseau de connaissances mais aussi par hasard. Je suis plus dépourvu côté Palestiniens musulmans, mais mon séjour n’étant pas encore terminé, peut-être que des occasions se présenteront.
Cela me fait d’ailleurs penser à une chose dite par le P. Neuhaus : la distinction entre territoires et frontière. J’étais arrivé avec l’idée que ce qui fait souffrir Jérusalem, c’est la territorialité, c’est-à-dire la volonté qu’une terre appartienne à untel ou untel, l’objet de tous les combats depuis des siècles. Mais le P. Neuhaus m’a fait remarquer que le problème n’est pas tant la territorialité que la frontière que l’on cherche à imposer à l’autre. Sur le coup, je me suis dit que c’était non seulement juste, vrai, mais aussi, peut-être, la voie de l’avenir.♦
Le titre du livre révélé au pape
Eric-Emmanuel Schmitt a été reçu en audience privée par le pape François le 14 novembre 2022. Une rencontre dans la continuité du projet qui lui a été commandé par les éditions vaticanes. L’occasion d’en savoir un peu plus sur la tournure que pourrait avoir le livre de la plume même de l’auteur dans l’Osservatore Romano du 16 novembre.
[…] Je lui raconte (au pape NDLR) mon périple de l’athéisme à la croyance, un chemin qui passe par une révélation dans le désert du Sahara, puis la lecture des évangiles, enfin cette expédition récente en Terre Sainte où j’ai séjourné un mois, multipliant les rencontres grâce au Vatican, et dont je commence
à écrire le récit, Le défi de Jérusalem.
Ses prunelles brillent d’un feu très spécial lorsque j’évoque Charles de Foucauld ; à peine ai-je mentionné ma nuit mystique qu’il me cite par cœur le mémorial de Blaise Pascal. Il rebondit à chaque réflexion, mais il rebondit haut, bien plus haut que moi, aux étages élevés que sa pensée habite.
Le Saint-Père répond avec franchise et humour aux diverses questions que je lui pose.
Dans son ministère, ce qui devrait le fatiguer ou l’agacer paraît l’amuser – merveilleux remède contre l’usure ; le souci de sa charge, son écrasante responsabilité n’ont pas usé sa liberté. Jérusalem offrant le seul lieu de pèlerinage légitime pour les trois monothéismes, judaïsme, christianisme, islam, nous examinons la spécificité de chaque foi. À plusieurs reprises, il insiste sur l’obligation évangélique d’aller au-devant des autres, cette “mission” mal comprise jadis lorsqu’elle avait viré à la conquête impérialiste, mais qui retrouve désormais son sens originel.
Je dirai ailleurs, dans le livre à venir, ce qu’il m’apporta durant le temps où je pus bénéficier de sa présence. En cette page, je me contenterai seulement de préciser qu’en le quittant, en songeant à sa vie dédiée au message chrétien, à cette force qui émane de lui, cette force qui vient d’ailleurs et dont il se juge le simple vecteur, oui, en considérant cet homme qui est totalement lui et tellement plus que lui, je me suis exclamé dès les premières marches : “Ici décidément, Dieu est au travail”.
Éric-Emmanuel Schmitt