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À Jérusalem, tourbillon politico-religieux autour d’une conférence sur les crachats juifs

Nicolas Rouger
20 juin 2023
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Des juifs orthodoxes crachent en passant devant des religieux ou des couvents chrétiens ©Captures d'écran de vidéos de témoins

Une conférence organisée pour essayer de comprendre les attaques contre les non-juifs, en augmentation dans la Ville sainte, a été forcée de se tenir en secret, taxée d’antisémitisme.


Le titre ne pouvait qu’attirer la polémique : « Pourquoi est-ce que (certains) juifs crachent sur les goys? » Cette conférence, organisée par l’Université ouverte d’Israël, et supposée se tenir au musée de la Tour de David, à Jérusalem le 16 juin, s’est retrouvée prise dans un tourbillon politico-religieux.

Dès son annonce, elle a été accusée d’antisémitisme par des voix d’extrême-droite. Ces dernières portent loin dans l’Israël actuel, dirigé par une coalition de droite dure : la conférence a rapidement perdu des soutiens d’importance, comme les représentants du ministère des affaires étrangères.

Finalement, c’est la directrice du musée, qui vient de réouvrir après de larges travaux, qui a dû annuler. Elle a subi une campagne de pression publique et privée, qui est allée jusqu’au salon du grand rabbin de Jérusalem. Ce dernier a même publié une lettre interdisant l’entrée au musée “même pendant les jours de la semaine”.

Aux manettes de cette campagne, le sempiternel Arieh King, un des sept vice-maire de la municipalité de Jerusalem, connu pour ses propos homophobes, son dégoût violent pour la cause palestinienne, et son aversion pour la présence chrétienne à Jérusalem.

« Jérusalem est d’abord une ville juive »

“J’accepte qu’il y ait des sites sacrés pour d’autres religions ici, mais il faut qu’ils reconnaissent que Jérusalem est d’abord une ville juive”, explique le politicien, résidant de la colonie israélienne fortifiée de Maale Hazeitim, sur le Mont des Oliviers.

Dans son imaginaire, qui rejoint celui, de plus en plus populaire, des sionistes religieux radicaux, tout chrétien est un missionnaire en puissance, qui essaie de corrompre le caractère de la ville et du peuple juif. King n’a pas hésité à claironner son succès sur les réseaux sociaux.

Finalement, la conférence s’est quand même tenu dans la Vieille ville de Jérusalem, accueillie par le séminaire des Arméniens. Le lieu a été tenu secret, pour éviter les manifestations éventuelles. La salle, pleine, n’a pu accueillir qu’une centaine de personnes, bien moins que le nombre d’inscrits, obligés de se rabattre sur internet.

Dans le TSM 684 >> Ces Juifs qui étudient et enseignent le christianisme en Israël

Dans l’audience, surtout des étrangers, et beaucoup de représentants des communautés religieuses. “On a voulu laisser la place à ceux qui pouvaient bénéficier de la traduction simultanée”, explique Yisca Harani, l’une des organisatrices. Mais il y a une autre raison : ce sont eux, facilement reconnaissables par leurs habits, qui représentent la majorité des victimes. Or il y a très peu de plaintes déposées – les victimes doutent de leur efficacité, et craignent aussi de se rendre à la police, par peur peut-être d’affecter leur statut migratoire précaire.

Yisca Harani voudrait y remédier. Cette conférence était aussi l’opportunité officieuse de lancer le Religious Freedom Data Center, une plateforme multilingue visant à cataloguer toutes les occasions de harcèlement.

Si le titre de la conférence est choquant, c’est parce que le phénomène qu’elle aborde l’est encore plus. Dans des vidéos de surveillance montrées par Yisca Harani, on voit de multiples instances de crachat délibérés, souvent sans que les victimes, hommes ou pierres, ne s’en rendent compte. Les assaillants sont la plupart du temps jeunes, toujours religieux.

“Sortir du cercle de la peur”

Les origines historiques du crachat (un phénomène qui remonte au Moyen-Âge, mais qui visait les Juifs), la peur des chrétiens qui encourage ces réflexes de haine, sont fascinantes à entendre et à étudier. Elles sont remplies de violences et d’antisémitisme, mais aussi de résilience du peuple juif dans son statut perpétuel de minorité, à travers les âges.

Un statut que l’Etat d’Israël a changé, irréversiblement peut-être. “Aujourd’hui, le peuple juif doit s’adapter à son rôle en tant que majorité”, insiste Karma Ben-Yohanan, professeure à l’université hébraïque de Jérusalem, pour briser ce qu’elle appelle “le cercle de la peur”.

“L’hostilité que nous avons importé des guerres théologiques d’antan risque aujourd’hui de briser notre propre société, ajoute-t-elle. Autrefois, les juifs se montraient tolérants envers les autres religions par peur : aujourd’hui, nous devons reconstruire cette tolérance d’une position de force.”

Dans le TSM 684 >> Amnon Ramon: “Face aux chrétiens, les dirigeants israéliens sont passés du statut de victimes à celui d’empereur”

Tout le monde tombe d’accord, y compris d’éminents rabbins issus de la mouvance religieuse sioniste, sur le fait que les attaques sur les chrétiens sont le fait d’une minorité radicale, et qu’elles sont immorales et illégales au nom de la loi religieuse juive.“J’ai vu une communauté juive que je ne connaissais pas”, témoigne ainsi le frère Olivier, un dominicain violemment pris à parti par un homme brandissant un Uzi (petite mitraillette israélienne) devant l’Ecole Biblique et Archéologique Française à Jérusalem-est.

Des actes traités avec impunité

Pour Alon Goshen-Goshtein, rabbin engagé dans le dialogue inter-religieux, “il faut trouver des solutions à la source, dans l’éducation, dans l’ambiance dans laquelle grandissent les enfants”. Pour lui, l’autorité du rabbin n’est parfois que réactive : ce n’est pas qu’on enseigne la haine des chrétiens dans les écoles talmudiques, c’est qu’elle est présente dans la société comme une force, qui doit être activement contrée.

Le climat politique actuel n’y est pas propice. Yisca Harani dénonce l’impunité avec laquelle sont traités ces actes ; selon elle, c’est un feu vert à d’autres attaques, à une libération des comportements discriminatoires.

“Les violences augmentent en partie à cause de notre nouveau gouvernement d’extrême-droite. Ils encouragent les actes, même indirectement”, s’inquiète Yossi Havilio, un autre vice-maire de tendance centriste qui est venu à la conférence en solidarité. Les derniers événements lui donne raison : le 15 juin, un juif israélien a brisé des vitraux dans la salle du Cénacle sur le mont de Sion.

Le 20 juin, c’est les noms des lieux chrétiens qui ont été rayés au marqueur sur une pancarte d’information à l’entrée de la Vieille ville. Sans l’intervention franche des autorités israéliennes, Arieh King aura peut-être ce qu’il voudra : un effacement progressif de la présence chrétienne, et un bâillonnement de ses représentants.

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