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Rue Saint-François: nouvelle artère de l’entrepreneuriat palestinien

Olivia Jeanjean
11 septembre 2023
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L’enseigne du café Bites and Bucks surplombe la devanture du restaurant libanais de la rue et fait face au petit supermarché Tannour. ©Olivia Jeanjean/Terre Sainte Magazine

"Les meilleures pizzas de la ville", "les meilleurs hamburgers du quartier", "les meilleurs prix", autant de slogans accrocheurs pour appâter les passants, touristes comme locaux. En quelques mois, la rue Saint Francis s'est vue transformée par l'ouverture de plusieurs restaurants et bars, qui sont vite devenus des concurrents pour leurs prédécesseurs, présents depuis des décennies dans le quartier.


Roni, 21 ans, pointe du doigt les portes noires cadenassées d’un magasin de la rue fermé depuis plusieurs mois : »Je vais le racheter pour en faire un supermarché ». Lui est déjà propriétaire d’un restaurant grill-house ouvert il y a quatre mois et situé quelques mètres plus bas, qu’il a appelé Fully Belly (littéralement « ventre plein »). Comme son nom l’indique, tout est écrit en anglais, pas un mot d’arabe sur la carte, « parce qu’ici tout le monde parle anglais ».

Les plats proposés demeurent toutefois fidèles à la cuisine traditionnelle de la région : « On propose des spécialités locales, shawarma, maqlouba, sandwich pita fallafel, la carte change tous les six mois et le menu chaque jour ».  Aujourd’hui, sur le tableau velléda posé à côté de la porte, on peut lire : « Plat du jour : Qidreh à la viande et au riz ». Le qidreh est une spécialité culinaire palestinienne d’Hébron, souvent cuisinée dans un pot en argile, d’où elle tire son nom puisque qidreh signifie pot en arabe.

Son père George possède le supermarché Roni Levi, situé dans une rue perpendiculaire, depuis plusieurs dizaines d’années. Nombreux sont les Palestiniens qui tiennent des boutiques de souvenirs ou d’agro-alimentaire dans la vieille ville pour gagner leur vie.

Des investissements qui ont un coût

Le restaurant grill-house de Roni. Le menu est imprimé sur la vitre de l’entrée.   ©Olivia Jeanjean/Terre Sainte Magazine

En plus de cette boutique fermée qu’il convoite, Roni explique qu’il souhaite aussi ouvrir un magasin de fruits et légumes dans la rue : « il y a une place qui s’était libérée pour en ouvrir un, mais c’est mon ami qui l’a prise ». Sa témérité connaît toutefois quelques limites quand vient la question du financement : « Cela coûterait 100 000 shekels pour acheter un nouvel emplacement (environ 25 000 euros), donc je dois encore attendre. Il faut que je paye un loyer chaque mois pour mon restaurant, et en plus il faut aussi payer le cuisinier 9 000 shekels ». La cuisine n’est cependant pas la vocation première de Roni. Étudiant en design à Jérusalem durant deux ans, il dût se résoudre à choisir une autre orientation face à l’absence de débouchés professionnels, et s’est finalement tourné vers la restauration. « J’aime bien le design, mais il n’y a aucune opportunité pour travailler dans ce secteur. La restauration permet de mieux vivre, pour l’instant ça marche bien nous avons du monde, autant des touristes que des locaux, ça dépend des jours ».

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En remontant la rue, George, barbe longue finement taillée, tient un peu plus haut la pizzeria Holyland Pizza. « Je suis le premier des nouveaux à avoir ouvert. L’emplacement appartient à ma famille, il y avait avant une boutique de souvenirs tenue par mon oncle. Après qu’il soit décédé je l’ai reprise pour en faire un pizzeria ». Pizzaiolo passionné (c’est lui qui fait toutes les pizzas), il n’en est pas à sa première expérience dans ce domaine. Il avait déjà géré un autre restaurant en dehors de la vieille ville, qu’il a été contraint de fermer au moment du covid. « Il n’y avait pas autant de restaurants dans la rue avant, ça a changé après le covid. Même l’année dernière ce n’était pas comme ça, cela ne fait que depuis quelques mois que ces magasins ont ouvert les uns après les autres. Les gens voient les touristes revenir, il faut saisir l’opportunité ».

« La pizza de la Terre Sainte », « nous croquons la pizza », avec le jeu de mots entre « trust » (croire) et « crust » (croquer). Toute allusion spirituelle est bonne pour être vendeur. ©Olivia Jeanjean/ Terre Sainte Magazine

Un avant et un après

Le contraste visuel est flagrant entre ancien et nouveau. Ces devantures très modernes rompent avec les boutiques de souvenirs ou autres restaurants-snacks antiques de la rue, dont le nom est souvent inscrit au-dessus de la porte en lettres peintes, généralement à moitié effacées par le temps. C’est le cas par exemple d’Eli Kahvedjian, qui tient le célèbre magasin de photo Elia photo service, ouvert par son père George en 1990 et où sont vendus les clichés de son grand-père Elia Kahvedjian, dont la boutique porte le nom.

Le restaurant coréen Bajjali & Ko, signe que l’internationalisme qui touche le quartier est autant occidental qu’extrême oriental. ©Olivia Jeanjean/ Terre Sainte Magazine

Aux portes de fer se substituent des vitres transparentes, sur lesquelles figure le nom du lieu dont la graphie stylisée se démarque encore une fois des écriteaux en grosses lettres des autres magasins. Si les spécialités locales sont parfois toujours au menu, l’atmosphère commerçante caractéristique du souk de la veille ville a quant à elle disparu pour laisser place à des intérieurs plus blancs, plus épurés, qui empruntent beaucoup aux styles des grandes chaînes occidentales.

Le meilleur exemple est le café « Bites and Bucks », dont le nom fait écho à la chaîne de cafés américaine Starbucks. Le logo du café ressemble d’ailleurs étrangement à celui de l’entreprise américaine. Au menu, pour le « breakfast », on a le choix entre des croissants, du café, du yaourt avec du muesli ou des pancakes. Un « Old city breakfast » est aussi proposé, avec cette fois un assortiment typiquement oriental de za’atar, huile d’olive, fromage blanc, œufs brouillés, labaneh et houmous, pour ceux qui voudraient expérimenter un vrai petit déjeuner palestinien. Pour le reste des plats de la carte, excepté le kubbeh (soupe avec des boulettes de pâte) et la bucks salad qui comporte du halloumi (fromage chypriote souvent utilisé dans les salades palestiniennes), on aurait presque l’impression de lire le menu d’un restaurant américain ou français.

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C’est aussi la raison pour laquelle ceux qui sont moins « dans le vent » ont toujours leur raison d’être, à l’instar de Jack Pâtisserie, dont l’enseigne lumineuse clignote jusque tard dans la nuit : « Je ne me fais pas de soucis, car j’ai une chose qu’eux n’ont pas : la cordialité. Ils vous vendent à manger et ne cherchent pas le contact, c’est juste pour faire du business. Et puis ils ne proposent pas des pâtisseries, ou quand c’est le cas ils sortent ça du frigo. Ici tout est fait maison, c’est pour ça que la clientèle reste fidèle. »

Un des piliers de la rue. Jack Amer a ouvert sa pâtisserie il y a vingt-cinq ans.
©Olivia Jeanjean/ Terre Sainte Magazine

Le restaurant coréen Bajjali & Ko figure aussi au rang des dernières tendances de la rue. Tenu par une palestino-coréenne, son menu offre de nombreux plats typiques de la cuisine coréenne, tels que le kimchi, le gyeran bap ou encore le dakgangjeong. Les tables en bois, l’ambiance minimaliste et le décor floral nous transportent directement en extrême orient.

Également symptomatiques de ces nouvelles implantations, un salon de coiffure dernier cri et une clinique dentaire flambant neuf ont récemment fait leur apparition. Si le dentiste ne prend des clients que sur rendez-vous, le salon de Jamil Samara semble plus accessible. Décoration très branchée, il présente dans sa vitrine divers produits capillaires exposés à la vente. Ayant forgé son expérience à l’étranger, il a développé sa propre marque de cosmétiques Olympia, également disponible à la commande sur son site internet.

Cette métamorphose ne concerne pas que les restaurateurs. La preuve ici avec le magasin de coiffure de Jamil Samara, qui possède également un autre salon à Beit Hanina. ©Olivia Jeanjean/Terre Sainte Magazine

 

C’est la nouvelle génération qui prend le relais, préférant délaisser l’aspect antique des premières échoppes pour adopter une apparence plus moderne. Cette influence occidentale est grandement apportée par les réseaux sociaux, beaucoup des jeunes propriétaires n’étant jamais sortis du pays : « Ma maison est juste à côté dans la rue parallèle à celle-ci, j’ai toujours vécu ici » dit Roni. Tous ont d’ailleurs un compte instagram pour relayer leur activité, les menus du jour, les dernières nouveautés proposées, ce qui n’est évidemment pas le cas de leurs aînés, trop occupés à siroter leur café en attendant tranquillement le prochain badaud.

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