Fouad Muaddi caresse du regard les grenades cuivrées qui poussent dans son potager, à Taybeh. C’est la fin du mois d’août. “C’est bientôt le moment de les récolter. En Palestine on commence à le faire à partir d’une date très précise : l’Aïd al-Saliib, la fête de la Croix, en arabe, qui tombe le 14 septembre.” Jeune palestinien du dernier village 100% chrétien de Cisjordanie occupée, Fouad est aussi passionné d’agriculture que de traditions locales.
Cette fête, dite de “l’Exaltation de la Croix”, est l’occasion pour les fidèles, de venir adorer les petits bouts de la relique de la Vraie Croix au Saint-Sépulcre, pour ceux qui le peuvent, ou tout simplement une croix dans leur église paroissiale.
En arabe, le mot “saliib”, qui désigne cette croix sur laquelle Jésus a été crucifié, a “une valeur référentielle profondément ancrée dans la perception et la classification de la nature par les Palestiniens”, explique Ali Qleibo, ethnologue Palestinien qui s’est penché sur le fonctionnement et les traditions des sociétés paysanne palestiniennes.
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Dans son ouvrage “Survivre au mur, la formation de l’identité culturelle palestinienne” (2009), le chercheur fait intervenir une habitante du village de Beit Souriq : “L’année agricole commence après la récolte du blé. Nous commençons à labourer la terre et à la préparer pour les pluies à partir de l’Aïd al-Saliib”, témoigne-t-elle, avant de rejeter toute association avec le mot chrétien “croix” : “Saliib est dérivé du mot salaba, qui désigne le stade final de maturation des fruits. Il a lieu vers la fin de la saison estivale, lorsque les raisins deviennent extrêmement sucrés, lorsque les figues mûrissent et que la grenade (bisalbou) s’ouvre pour révéler son cœur.”
Valeur cachée
Un homme du village de Doura complète : “Le mot « saliib » vient de la racine triadique SLB et renvoie au mot « essence« . En arabe, on dit « soulb al mawdou« , ce qui signifie “l’essence du sujet”, son cœur. En d’autres termes, sa valeur cachée. Lorsque la grenade « bitsalleb« , cela signifie qu’elle est à l’apogée de sa sucrosité et que c’est la fin du long processus de maturation.”
Ce phénomène est très visuel. Les grenades se craquellent et la peau s’ouvre en forme de croix. Les premières pluies de la saison sont en général consécutives. “Cela a dû beaucoup impressionner nos ancêtres, estime Ali Qleibo. Dans l’Antiquité, cette transition saisonnière entre l’été sec et l’hiver humide a peut-être vu naître des rituels et des cultes religieux.”
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L’Aïd al-Saliib aurait-il eu une existence antérieure à la célébration chrétienne de la croix de Jésus ? Impossible de l’affirmer, faute de documentations et de connaissances suffisantes sur les pratiques sémitiques anciennes. “Les anciens Cananéens ont forgé la première relation spirituelle avec la Palestine. Avec leurs perceptions initiales de sa géographie (les rochers, les grottes, les sources, et les arbres), ils ont imprégné la terre sainte de leur mythologie et créé des interdépendances avec les peuples qui les ont cotoyé”, estime le chercheur palestinien, qui est aussi issu d’une grande famille soufie de Jérusalem.
Fruit de saison pour Rosh Hashana
À Taybeh, village où le christianisme est empreint de traditions millénaires, la grenade reste un symbole important. Dans l’une des trois églises du bourg, on trouve une icône de Notre-Dame d’Ephraïm, qui a la particularité de montrer la Vierge Marie tenant Jésus dans une main et une grenade dans l’autre.
Une légende locale raconte que lorsque Jésus est venu à Ephraïm (nom biblique de Taybeh), il a utilisé l’image de la grenade pour raconter une parabole : ses grains sucrés sont protégés par une membrane très amère. Une manière d’expliquer que pour atteindre la douceur de la résurrection et de la vie, il devait passer par l’amertume de sa passion.
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Une des colonies voisines de ce village situé en Cisjordanie occupée a été baptisé « Rimonim », en référence à un passage du Livre des Juges (20:47) : « Mais six cents hommes se détournèrent et s’enfuirent vers le désert, vers le rocher de Rimmon, et demeurèrent quatre mois au rocher de Rimmon. » En hébreu, rimmon signifie grenade.
Au Moyen-Orient, la grenade est un symbole de plénitude et de fécondité. C’est l’un des fruits phares des tables de Rosh Hashana, le nouvel an juif, qui se fête en général autour de la mi-septembre. Il est coutûme de prononcer cette prière avant de manger ce fruit de saison : “Que nous puissions être autant remplis de mitsvot que la grenade« , ou bien : « Que Ta volonté soit, que nos mérites soient aussi nombreux que les grains de grenade« . La culture juive estime que le fruit abrite 613 grains, autant que de commandements qui régulent la vie des juifs pratiquants.
Il existe une autre tradition locale autour de la fête de l’Exaltation de la Croix : dans les paroisses arabes, un feu est allumé sur le parvis des églises, avant la messe. Fouad Muaddi, de Taybeh, explique : « Quand Sainte Hélène a trouvé la vraie Croix à Jérusalem au IVe siècle, elle a prévenu Rome en faisant allumer des feux en haut des collines. On commémore cela en imitant. »